Pratiques Sociales – Bernard Benattar, vous êtes philosophe du travail et psychosociologue, vous intervenez dans les organisations. Vous leur proposez de nouvelles pratiques philosophiques. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Bernard Benattar – De nouvelles pratiques de la philosophie se développent aujourd’hui dans les hôpitaux, les écoles, les prisons, dans les cafés, et aussi en entreprise… Alors, en quoi ça consiste ? C’est l’intervention du philosophe qui se mêle à la vie de cité, en l’occurrence pour moi qui se mêle à la vie de ceux qui travaillent, et à la vie des organisations. C’est peut-être un clin d’œil à la philosophie grecque des débuts, une philosophie en dialogue et en marche, qui vient perturber en quelque sorte les gens qui travaillent. La première démarche c’est la philosophie au travail : reposer les questions de la liberté, de la justice, de la neutralité, par exemple, en développant une relation décomplexée aux grands philosophes et à leurs textes. Mais il y a aussi la philosophie du travail, celle qui est déjà là, et qui mérite d’être requalifiée et repensée ensemble. Je crois qu’il n’y a pas d’organisation, pas de métier qui ne fasse référence à un système de valeurs, son système qualité si l’on veut. Tout agir forge sa philosophie. On peut aller réinterroger l’entreprise ou le métier, se mettre en posture critique pour mettre en perspective sa philosophie, qui est parfois devenue dogmatique, stérilisée par les usages et l’habitude, et qui a besoin de retrouver de l’incarnation et de la profondeur.
Pratiques Sociales – Pouvez-vous nous donner un exemple de demande d’intervention, qui vous semble être dans le champ de Pratiques Sociales ?
Bernard Benattar – J’en ai de multiples, depuis vingt ans… Les demandes tournent autour de l‘éthique du travail, parce que les gens se sentent perdus entre leur idéal professionnel et les possibles à mettre en œuvre. Un exemple que je voudrais donner, c’est ce que je fais avec un organisme de formation qui forme les travailleurs sociaux d’un Conseil Général. Le dispositif a été mis en place sur 15 ans, avec 4 modalités successives de réflexion.
1. UN SEMINAIRE : « LES MOTS DU SOCIAL, UN ETONNEMENT PHILOSOPHIQUE »
Je suis parti de l’hypothèse que le travail social charrie un lexique bien à lui : s’il fait foi, s’il fait « norme », ce lexique est très peu souvent réinterrrogé tant il paraît évident à tous… J’ai repris les mots « mana » de Roland Barthes : il y a des mots porteurs de sens qu’à force d’en user on prend pour argent comptant, tellement ils ont eu leur heure de gloire. Dans le travail social il y a les mots du travailleur social, les mots du commanditaire du travailleur social, le politique, et les mots des usagers eux-mêmes. Les mots du travailleur social : le mot accompagnement, par exemple, qui a fait suite aux mots suivi social qui lui-même faisait suite au mot assistance sociale. Ce mot là perdure, on l’utilise tant et tant ; dans l’entreprise, les coachs l’ont repris aussi… Si on interroge le mot, c’est pourquoi faire ? Il définit l’orientation du métier, alors autant qu’on sache ce qu’on veut y mettre, de quoi il est porteur. Il y a l’acception du mot : accompagner c’est cheminer ensemble (étymologie), donc partager la difficulté, partager la souffrance. Et les conséquences pratiques : si l’on veut partager plus avant, jusqu’où ? C’est ainsi qu’est intervenue la notion de bonne distance : partager mais pas de trop près. Alors comment concilier les deux, la bonne distance et l’accompagnement ? S’agit-il de tenir compagnie aux usagers, ou de leur tenir la main, d’aller avec eux faire les démarches administratives pour obtenir tel droit ? Voici une autre piste : et si accompagner impliquait une réciprocité, une symétrie du don ? Quelle en serait la « métaphore vive », selon Ricoeur, c’est-à-dire ce qui suscite une inspiration, plutôt que d’invoquer la norme ?
Les mots du politique : je me suis aperçu que les travailleurs sociaux, qui sont sous la commande politique, n’en avaient pas une connaissance explicite. Nous sommes allés fouiller l’intention politique : si on parle d’égalité, dans une collectivité de gauche, de non-discrimination, de diversité, de justice sociale, du « vivre ensemble », qu’est-ce qu’on a en tête, qu’est-ce qu’on veut ? Les mots des usagers : face à « aidez-moi », « je n’ai pas où dormir » ou « je n’ai plus que des dettes », il s’agit de construire des responsabilités, d’imaginer des issues aux situations : « qu’est-ce qui dépend de moi ? ». Penser ces mots-là, ç’a été penser tout un tas de pratiques et se demander par quoi elles sont ordonnées, et en vue de quoi, et jusqu’où. Les travailleurs sociaux disent « j’ai le nez dans le guidon » – sous-entendu : l’urgence quotidienne de ma pratique m’empêche de penser. Peut-on déconstruire les habitudes ? L’idée de ce séminaire, c’est s’émanciper, prendre de la hauteur pour regarder ce qu’on ferait d’un autre endroit , et faire sortir le mot de sa seule gangue normative pour lui donner une dimension de moteur de pensée.
2. LES ATELIERS DE PHILOSOPHIE SOCIALE
En jouant sur l’ambiguïté de la double référence au sociétal et au travail social, nous questionnons le « quoi décider, quoi faire ».
Le cadre est un atelier à entrée et sortie libre, un groupe à géométrie variable qui construit son « hors soi », c.à.d qui accueille des nouveaux, pour réinterroger des notions-clés : la philanthropie, la misanthropie, l’intimité, le care, l’attachement, ces notions qui, mise en perspective dans les pratiques, vont pouvoir faire boussole pour les uns et les autres, en éclairant les fondements philosophiques de leur travail. Les activités vont de l’analyse des pratiques professionnelles au théâtre forum et à la conversation philosophique (disputatio), en passant par les textes lus à haute voix, le coaching philosophique. Le groupe se donne aussi pour ambition de porter le questionnement au-delà même du groupe : l’atelier est ponctué de forums ouverts aux encadrants, par le partage de la pensée. Les participants animent eux-mêmes des petits groupes à visée philosophique. Pas de règle de confidentialité dans ce cas : la réflexion philosophique est un engagement intellectuel à l’échange.
3. L’ATELIER d’ETHIQUE ITINERANT
Cet atelier d’une autre forme diffuse les pratiques philosophiques au sein des équipes décentralisées, sur six territoires.
Chaque équipe choisit la question éthique qui requiert une réflexion partagée, pour laquelle nous recherchons des ressources extérieures (auteurs, textes) et la mixité/transversalité des participants. Les questions éthiques permettent de penser ensemble une morale professionnelle vivante, en cherchant quoi faire, que décider, et pourquoi. Le travail se fait à partir d’une situation choisie : on se demande – qu’est-ce qui est juste ? – qu’est-ce je fais là ? – est-ce du travail social ? – qu’est-ce qui dépend de ma responsabilité ? – qu’est-ce qui est de la responsabilité collective ? – et finalement à quoi allons-nous contribuer ?
4. LE PARCOURS DE PHILOSOPHE PRATIQUE SUR LES ENGAGEMENTS DU SOCIAL
Des problèmes sont livrés à un « think tank », groupe réuni au cours d’un cycle, fertilisé par un intervenant du terrain ; la production donne lieu à une publication. C’est une formation-action faisant écho aux pratiques.
Exemples de problématiques à étudier :
– De l’éducation populaire à l’empowerment, le désir de favoriser la puissance d’agir
– Santé, bien-être, bonheur, de quoi nous mêlons-nous ?
– Accompagner des parcours d’insertion, entre reconnaissance, obligation et réciprocité
– Eduquer ensemble, parents, enseignants, travailleurs sociaux ; est-ce possible, est-ce souhaitable ?
Ce sont de grandes questions contemporaines, qui permettent de revenir sur les enjeux sociétaux du travail social, dont on essaye de se saisir en assumant leur dimension philosophique. Par exemple : si on a tant parlé de l’égalité et de l’accès à la connaissance avec la philosophie des Lumières, qu’est-ce que ça représente aujourd’hui pour le travail social ?
Pratiques Sociales – Qu’espérez-vous de ces travaux philosophiques, et de leurs effets ?
Bernard Benattar – Les travailleurs sociaux qui reviennent de séminaire en ateliers, sur 5, 7 ans, me disent les bénéfices qu’ils y voient. Pouvoir reprendre confiance dans leur métier, grâce à une médiation de conflit, à un enrichissement collectif : le premier bénéfice est d’ordre énergétique. J’aime à dire que nous dissolvons ensemble les passions tristes, il y a du désir qui circule. Pour moi c’est très important.
On peut parler aussi je crois de ressourcement professionnel. Ils ont révisé les idéaux professionnels qu’ils se sont forgés à l’école, ils les ont confrontés à ce qu’ils font et ce qu’ils voudraient faire.Et nous fabriquons ensemble des outils, des supports, des aides.
Ce sont de nouvelles raisons d’espérer, d’agir, mais aussi des moyens d’agir.
Source : Martine d’Orgeval pour LePasDeCôté, Pratiques Sociales, 19/7/2012