L’évolution de la question sociale en France oblige les institutions à repenser en profondeur l’action publique. L’enjeu est de répondre à de nouvelles problématiques sociales, telles que l’accroissement du chômage de masse, la « ghettoïsation » de certains territoires ou encore l’affaiblissement des solidarités traditionnelles de proximité. Mais cette évolution doit aussi s’entrevoir dans son versant positif : la multiplication des initiatives citoyennes dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, les transformations sociétales par le numérique qui rendent possibles des collaborations inimaginables il y a encore quelques années, le désir grandissant de repenser les formes d’engagement politique et d’investissement de la sphère publique. Construire des modes de gouvernance plus collaboratifs c’est s’inscrire dans un mouvement profond de société mais c’est aussi permettre à chacun de ressourcer son action grâce au collectif.
Archives de catégorie : Pouvoir d’agir
Art et social : éloge de la culture de l’aventure (article de B. Hagenmüller)
RESUME :
En favorisant la rencontre entre le monde de l’art et celui de l’action sociale, les Projets de Développement Social et Culturel menés par le département de la Gironde et l’IDDAC (agence culturelle du Département), génèrent de nombreux effets positifs : lutte contre l’isolement social, démocratisation culturelle, renouvellement des pratiques professionnelles.
Mais au-delà, ils proposent une méthodologie de projet résolument créative et collaborative et dessinent ainsi les contours de ce que je nommerais une « culture de l’aventure » à même de ressourcer en profondeur l’action publique. Cette culture s’appuie sur quatre axes principaux :
1. L’intégration de la prise de risque comme moteur de l’action en lieu et place des logiques gestionnaires et bureaucratiques.
2. L’acception de l’incertitude à l’expérimentation permanente comme source d’innovation en substitution des plans généraux et descendants.
3. La réhabilitation de l’évasion et de la « légèreté » comme soutien efficace aux habitants même dans des situations complexes et difficiles (et, en particulier, la valorisation du plaisir et de la créativité à l’antithèse des réunions formelles démotivantes et chronophages).
4. L’accent mis sur le sens de l’action (le pourquoi) plutôt que sur la forme (le comment) comme condition du ressourcement des pratiques professionnelles et insitutionnelles
Développer le pouvoir d’agir des familles suivies en protection de l’enfance
Bernard Benattar et Bertrand Hagenmüller travaillent depuis 2016 pour favoriser « le pouvoir de dire et d’agir » des familles accompagnées par les services sociaux et éducatifs du département de Meurthe et Moselle. Pour ce faire, ils ont mis en place un PHILO-LAB avec un « groupe ressource » formé de travailleurs sociaux, de parents et de jeunes de l’ASE, dont l’objectif prioritaire est de réaliser un « diagnostic participatif » à même de proposer des pistes d’expérimentations territoriales susceptibles de développer le pouvoir d’agir des familles.
L’insertion des jeunes (CFE-CGC Chimie)
Pendant 1 an nous avons accompagné un groupe-ressource de syndicalistes de la CFE-CGC Chimie. Ce « Philo-lab » avait pour but de réfléchir à l’insertion professionnelle et l’engagement citoyen des jeunes. Pour alimenter notre « penser-ensemble » philosophique nous avons réalisé un film documentaire collaboratif qui a été le support d’animation de congrès du syndicat. Le film a aussi servi de support de valorisation et de communication pour la CFE-CGC Chimie.
Les entretiens de pratiques sociales
Pratiques Sociales – Bernard Benattar, vous êtes philosophe du travail et psychosociologue, vous intervenez dans les organisations. Vous leur proposez de nouvelles pratiques philosophiques. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Bernard Benattar – De nouvelles pratiques de la philosophie se développent aujourd’hui dans les hôpitaux, les écoles, les prisons, dans les cafés, et aussi en entreprise… Alors, en quoi ça consiste ? C’est l’intervention du philosophe qui se mêle à la vie de cité, en l’occurrence pour moi qui se mêle à la vie de ceux qui travaillent, et à la vie des organisations. C’est peut-être un clin d’œil à la philosophie grecque des débuts, une philosophie en dialogue et en marche, qui vient perturber en quelque sorte les gens qui travaillent. La première démarche c’est la philosophie au travail : reposer les questions de la liberté, de la justice, de la neutralité, par exemple, en développant une relation décomplexée aux grands philosophes et à leurs textes. Mais il y a aussi la philosophie du travail, celle qui est déjà là, et qui mérite d’être requalifiée et repensée ensemble. Je crois qu’il n’y a pas d’organisation, pas de métier qui ne fasse référence à un système de valeurs, son système qualité si l’on veut. Tout agir forge sa philosophie. On peut aller réinterroger l’entreprise ou le métier, se mettre en posture critique pour mettre en perspective sa philosophie, qui est parfois devenue dogmatique, stérilisée par les usages et l’habitude, et qui a besoin de retrouver de l’incarnation et de la profondeur.
Pratiques Sociales – Pouvez-vous nous donner un exemple de demande d’intervention, qui vous semble être dans le champ de Pratiques Sociales ?
Bernard Benattar – J’en ai de multiples, depuis vingt ans… Les demandes tournent autour de l‘éthique du travail, parce que les gens se sentent perdus entre leur idéal professionnel et les possibles à mettre en œuvre. Un exemple que je voudrais donner, c’est ce que je fais avec un organisme de formation qui forme les travailleurs sociaux d’un Conseil Général. Le dispositif a été mis en place sur 15 ans, avec 4 modalités successives de réflexion.
1. UN SEMINAIRE : « LES MOTS DU SOCIAL, UN ETONNEMENT PHILOSOPHIQUE »
Je suis parti de l’hypothèse que le travail social charrie un lexique bien à lui : s’il fait foi, s’il fait « norme », ce lexique est très peu souvent réinterrrogé tant il paraît évident à tous… J’ai repris les mots « mana » de Roland Barthes : il y a des mots porteurs de sens qu’à force d’en user on prend pour argent comptant, tellement ils ont eu leur heure de gloire. Dans le travail social il y a les mots du travailleur social, les mots du commanditaire du travailleur social, le politique, et les mots des usagers eux-mêmes. Les mots du travailleur social : le mot accompagnement, par exemple, qui a fait suite aux mots suivi social qui lui-même faisait suite au mot assistance sociale. Ce mot là perdure, on l’utilise tant et tant ; dans l’entreprise, les coachs l’ont repris aussi… Si on interroge le mot, c’est pourquoi faire ? Il définit l’orientation du métier, alors autant qu’on sache ce qu’on veut y mettre, de quoi il est porteur. Il y a l’acception du mot : accompagner c’est cheminer ensemble (étymologie), donc partager la difficulté, partager la souffrance. Et les conséquences pratiques : si l’on veut partager plus avant, jusqu’où ? C’est ainsi qu’est intervenue la notion de bonne distance : partager mais pas de trop près. Alors comment concilier les deux, la bonne distance et l’accompagnement ? S’agit-il de tenir compagnie aux usagers, ou de leur tenir la main, d’aller avec eux faire les démarches administratives pour obtenir tel droit ? Voici une autre piste : et si accompagner impliquait une réciprocité, une symétrie du don ? Quelle en serait la « métaphore vive », selon Ricoeur, c’est-à-dire ce qui suscite une inspiration, plutôt que d’invoquer la norme ?
Les mots du politique : je me suis aperçu que les travailleurs sociaux, qui sont sous la commande politique, n’en avaient pas une connaissance explicite. Nous sommes allés fouiller l’intention politique : si on parle d’égalité, dans une collectivité de gauche, de non-discrimination, de diversité, de justice sociale, du « vivre ensemble », qu’est-ce qu’on a en tête, qu’est-ce qu’on veut ? Les mots des usagers : face à « aidez-moi », « je n’ai pas où dormir » ou « je n’ai plus que des dettes », il s’agit de construire des responsabilités, d’imaginer des issues aux situations : « qu’est-ce qui dépend de moi ? ». Penser ces mots-là, ç’a été penser tout un tas de pratiques et se demander par quoi elles sont ordonnées, et en vue de quoi, et jusqu’où. Les travailleurs sociaux disent « j’ai le nez dans le guidon » – sous-entendu : l’urgence quotidienne de ma pratique m’empêche de penser. Peut-on déconstruire les habitudes ? L’idée de ce séminaire, c’est s’émanciper, prendre de la hauteur pour regarder ce qu’on ferait d’un autre endroit , et faire sortir le mot de sa seule gangue normative pour lui donner une dimension de moteur de pensée.
2. LES ATELIERS DE PHILOSOPHIE SOCIALE
En jouant sur l’ambiguïté de la double référence au sociétal et au travail social, nous questionnons le « quoi décider, quoi faire ».
Le cadre est un atelier à entrée et sortie libre, un groupe à géométrie variable qui construit son « hors soi », c.à.d qui accueille des nouveaux, pour réinterroger des notions-clés : la philanthropie, la misanthropie, l’intimité, le care, l’attachement, ces notions qui, mise en perspective dans les pratiques, vont pouvoir faire boussole pour les uns et les autres, en éclairant les fondements philosophiques de leur travail. Les activités vont de l’analyse des pratiques professionnelles au théâtre forum et à la conversation philosophique (disputatio), en passant par les textes lus à haute voix, le coaching philosophique. Le groupe se donne aussi pour ambition de porter le questionnement au-delà même du groupe : l’atelier est ponctué de forums ouverts aux encadrants, par le partage de la pensée. Les participants animent eux-mêmes des petits groupes à visée philosophique. Pas de règle de confidentialité dans ce cas : la réflexion philosophique est un engagement intellectuel à l’échange.
3. L’ATELIER d’ETHIQUE ITINERANT
Cet atelier d’une autre forme diffuse les pratiques philosophiques au sein des équipes décentralisées, sur six territoires.
Chaque équipe choisit la question éthique qui requiert une réflexion partagée, pour laquelle nous recherchons des ressources extérieures (auteurs, textes) et la mixité/transversalité des participants. Les questions éthiques permettent de penser ensemble une morale professionnelle vivante, en cherchant quoi faire, que décider, et pourquoi. Le travail se fait à partir d’une situation choisie : on se demande – qu’est-ce qui est juste ? – qu’est-ce je fais là ? – est-ce du travail social ? – qu’est-ce qui dépend de ma responsabilité ? – qu’est-ce qui est de la responsabilité collective ? – et finalement à quoi allons-nous contribuer ?
4. LE PARCOURS DE PHILOSOPHE PRATIQUE SUR LES ENGAGEMENTS DU SOCIAL
Des problèmes sont livrés à un « think tank », groupe réuni au cours d’un cycle, fertilisé par un intervenant du terrain ; la production donne lieu à une publication. C’est une formation-action faisant écho aux pratiques.
Exemples de problématiques à étudier :
– De l’éducation populaire à l’empowerment, le désir de favoriser la puissance d’agir
– Santé, bien-être, bonheur, de quoi nous mêlons-nous ?
– Accompagner des parcours d’insertion, entre reconnaissance, obligation et réciprocité
– Eduquer ensemble, parents, enseignants, travailleurs sociaux ; est-ce possible, est-ce souhaitable ?
Ce sont de grandes questions contemporaines, qui permettent de revenir sur les enjeux sociétaux du travail social, dont on essaye de se saisir en assumant leur dimension philosophique. Par exemple : si on a tant parlé de l’égalité et de l’accès à la connaissance avec la philosophie des Lumières, qu’est-ce que ça représente aujourd’hui pour le travail social ?
Pratiques Sociales – Qu’espérez-vous de ces travaux philosophiques, et de leurs effets ?
Bernard Benattar – Les travailleurs sociaux qui reviennent de séminaire en ateliers, sur 5, 7 ans, me disent les bénéfices qu’ils y voient. Pouvoir reprendre confiance dans leur métier, grâce à une médiation de conflit, à un enrichissement collectif : le premier bénéfice est d’ordre énergétique. J’aime à dire que nous dissolvons ensemble les passions tristes, il y a du désir qui circule. Pour moi c’est très important.
On peut parler aussi je crois de ressourcement professionnel. Ils ont révisé les idéaux professionnels qu’ils se sont forgés à l’école, ils les ont confrontés à ce qu’ils font et ce qu’ils voudraient faire.Et nous fabriquons ensemble des outils, des supports, des aides.
Ce sont de nouvelles raisons d’espérer, d’agir, mais aussi des moyens d’agir.
Source : Martine d’Orgeval pour LePasDeCôté, Pratiques Sociales, 19/7/2012
L’atelier de recherche et de soutien aux actions collectives (Conseil Départemental de la Gironde)
Contexte : La direction de l’action sociale du conseil général de la gironde entend soutenir et promouvoir le développement d’actions collectives sur le territoire girondin.
Notre action : Cet atelier mené depuis 3 ans comprend des temps d’échanges et d’expérimentation sur l’action collective et des accompagnements d’équipes sur « le terrain ». Croiser les regards, favoriser l’échange de pratiques, expérimenter de nouvelles manières d’agir, se former à l’animation de groupe… L’esprit de ces ateliers est de permettre une réflexion sur les valeurs et enjeux de l’action collective dans l’intervention sociale, de travailler sur les postures des acteurs, mais aussi de les accompagner dans la mise en place de leurs projets participatifs.
« L’atelier LARSAC me permet de réfléchir et prendre du recul sur l’action, sur le positionnement professionnel, les mécaniques de groupe et les enjeux pour les acteurs impliqués (partenaires, habitants, élus…). Ils me permettent d’échanger avec d’autres collègues sur leurs actions et favorise aussi les échanges de pratiques de manière concrètes tout en nourrissant nos savoirs théoriques (ex : empowerment). Ces ateliers sont des temps ressources, renforçant mon dynamisme et mon engagement dans mon métier »
Participation et posture professionnelle (conférence-article Bertrand Hagenmüller)
D’un côté on ne cesse de valoriser la participation des habitants comme solution à la plupart des problèmes, de l’autre on ne peut qu’observer la difficulté des professionnels à mettre en œuvre concrètement cette participation. Comment, dès lors, interpréter l’écart entre les discours et les pratiques, quels sont les freins qui empêchent de passer de la parole aux actes.
1. La « demande » de participation : une évolution sociétale majeure
On observe dans nos sociétés occidentales un puissant mouvement de « désinstitutionalisation » qui rend de plus en plus insupportable l’imposition de décisions « par le haut ». Pendant longtemps les « institutions » ont été considérées comme détentrices d’un pouvoir légitime, de telle manière que l’autorité de ses représentants (des travailleurs sociaux pour ce qui nous occupe) ne reposait pas tant sur les qualités de ces derniers que sur le simple fait qu’ils incarnaient l’institution. Désormais la légitimité de l’autorité ne semble plus obéir au même ressort. Pour considérer une décision comme « légitime » nous exigeons : la reconnaissance (« je veux qu’on me prenne en considération, qu’on m’entende en tant qu’acteur et Sujet ») et la transparence (« je veux que l’on m’explique pourquoi les choses se font de telle manière »). En un mot je veux être « associé », « participer » aux décisions qui me concerne. Dès lors le mépris et l’arbitraire nous apparaissent comme des pratiques intolérables dans la mesure où elles nous dénient le droit d’être considérés comme des Sujets.
C’est dans ce contexte que la participation est devenue un enjeu majeur dans le travail social, que ce soit en individuel, via la contractualisation, ou en collectif, via les Conseils de la Vie Social ou les actions collectives par exemple ; les lois votées à ce sujet attestant clairement ce mouvement de société (on pense par exemple à la loi 2002-2 dans le social et le médico-social). Mais alors pourquoi la participation des habitants, qui fait l’objet d’un fort consensus chez les professionnels et les « politiques », est dans les faits si peu mise en œuvre ? Autrement dit quels sont les principaux freins à l’instauration effective de cette pratique ?
2. Les freins à la mise en œuvre effective de la participation
Pour tenter de répondre à cette question je me référerai principalement au champ dans lequel je travaille, c’est-à-dire celui de l’intervention collective dans le secteur du social.
Place du professionnel et participation
Que reste-t-il du patronage ?
Pour ce qui relève de la mise en place d’actions collectives, il n’est pas rare qu’en tant que professionnels nous choisissions de transmettre ou de ne pas transmettre une information à un usager ou que nous décidions d’impliquer les habitants dans la construction du projet ou, au contraire, de les tenir à l’écart, parce que dit-on : « ça ne les intéressera pas », « ça va créer de la confusion » ou encore « les usagers ont d’autres choses à penser étant donner leur situation ». Ce faisant nous nous plaçons en protecteurs des intérêts des usagers, et « pour leur bien » nous décidons seul. Bien sûr, ce raisonnement se justifie dans certains cas, mais son caractère récurrent confère à une forme d’infantilisation des usagers qui n’est pas sans rappeler l’esprit du paternalisme défini par le Petit Robert comme « la tendance à imposer un contrôle, une domination, sous couvert de protection ». Mettre en œuvre une participation effective suppose de rompre avec ce type de pratique et de se donner comme objectif transversal, du moins dans les projets d’actions collectives, de permettre aux gens de (re)trouver de pouvoir sur leur réalité sociale, familiale ou individuelle … mais donner plus de pouvoir aux usagers-habitants, n’est-ce pas risquer d’en perdre en tant que professionnel ?
L’usager ou l’Autre (social)
Le deuxième élément qu’il faut prendre en compte c’est que la mise en place d’une participation réelle est souvent facteur d’incertitude et donc d’anxiété chez les professionnels. Dès lors que l’usager n’est plus considéré comme uniquement destinataire de l’action mais aussi comme acteur, il est impératif qu’il participe à l’élaboration des projets. Les professionnels sont de ce fait acculés à sortir de « l’entre soi » et il devient impossible de « ficeler » un projet dans le huit clos des salles de réunions, entre personnes partageant les mêmes représentations et le même habitus de classe … il faut désormais tenir compte de l’habitant ! Cette apparition vient soulever de nombreuses interrogations : « Si les usagers ont la même place que moi dans la construction du projet, quelle est ma plus-value de professionnel ? Comment s’adapter aux besoins toujours changeant des usagers ?… ». L’usager-habitant amène de l’incertitude par ce qu’il est (souvent issu d’une catégorie sociale ou ethnique qui n’est pas la nôtre), et par ce qu’il veut (difficile de concilier objectifs professionnels et champ d’expérience de l’habitant). L’usager c’est « l’Autre » et en particulier « l’Autre social » … l’Autre c’est l’incertitude … et l’incertitude est anxiogène !
La mobilisation collective : « c’est bien mais ce n’est pas l’essentiel »
Les actions collectives et la mobilisation collective est encore aujourd’hui considérée chez bon nombre de professionnels comme des actions intéressantes certes mais secondaires au double sens du terme :
– Elles seraient secondaires pour les gens … leur priorité étant de résoudre leurs problèmes financiers (tout se passe comme si la réflexion à ce sujet s’était bloquée dans les années 40 avec la sacro-sainte « pyramide de Maslow »)
– Elles sont secondaires pour les professionnels : le « vrai » travail étant l’intervention individuelle
Une idéalisation de la notion de « participation »
L’image du citoyen « modèle »
Il me semble que la manière dont la tradition française envisage la participation freine considérablement sa mise en œuvre. Dans notre imaginaire collectif la participation est celle du « citoyen » perçu comme un modèle d’engagement dans l’espace public, sorte de premier de la classe, poli, intelligent, clair, assidu et disponible … alors forcément comment ne pas être déçu par une réalité qui en comparaison apparaît nécessairement bien fade ! Les gens, et de surcroît les personnes souvent précarisées avec qui l’on travail dans l’action sociale, ne ressemblent en rien à l’idéal-type du citoyen (ils veulent quelque chose et le lendemain son contraire, ils s’impliquent une semaine et on ne les voit plus pendant un mois) … tout dans la participation nous renvoie à notre propre médiocrité d’individu. Dès lors c’est peut-être la représentation de ce qu’on entend par « participation » qu’il faudrait faire évoluer, quitter le fantasme et entrer dans le réel, faire avec « ce qui est » (la participation réelle) et non avec « ce qui devrait être » (la participation fantasmée). Cela permettrait peut-être de relativiser les attentes liées à la participation, de cesser de dénoncer comme du « consumérisme » les attitudes qui ne correspondent pas à notre vision idéalisée, bref de prendre les gens comme ils sont en laissant de côté la rhétorique passéiste du « c’était mieux avant » ou du « aujourd’hui les gens ne s’engagent plus … »
La participation et le conflit social
Le dernier point qu’il me paraît important de mentionner est lié aux conséquences de l’ouverture d’un espace démocratique. Il ne faut jamais oublier que la participation génère du conflit au moins autant qu’elle ne l’apaise, ou en tout cas, qu’elle rend visible, publicise les rapports conflictuels. Ainsi, plus vous ouvrez des espaces de paroles plus vous créez des conflits potentiels et des occasions de montrer ses désaccords. J’ai été récemment amené à organiser une concertation pour Réseau Ferré de France dans le cadre des projets GPSO (installation de lignes à grandes vitesse dans le Sud-Ouest de la France). Il est frappant de remarquer que pendant très longtemps les dirigeants décidaient unilatéralement que telle voie ferrée passerait à tel endroit ou que telle route couperait telle propriété. Bien sûr il y avait des mécontents, des « victimes » de ces projets (et en premier lieu ceux dont on rasait les maisons) … mais on ne les entendait guère. La voie ferrée ou la route était construite sans conflit majeur apparent. Désormais on met en place de grandes concertations ou non seulement on informe les gens mais en plus on leur demande leur avis. Pas d’illusion toutefois : tout n’est pas transparent et bon nombre de décisions ne tiennent pas réellement compte de la concertation. Mais, force est de reconnaître que c’est à l’heure où la parole des gens est davantage prise en considération, que nous n’avons jamais autant parlé de « manipulations » , d’Etat qui se comporte en « rouleau compresseur », de « mépris des citoyens ». En ce sens, plus les autorités sont démocratiques plus les citoyens semblent exigeants. Reste que la multiplication des conflits liée à l’ouverture d’espaces démocratiques ne doit pas être interprétée comme le signe d’un dysfonctionnement social (auquel cas on cesse de mettre en place des dispositifs participatifs), mais bien au contraire comme le signe de la vitalité du corps social et des acteurs qui le compose.
En guise de conclusion …
Si l’on résume, mettre en œuvre concrètement la participation des usagers, des habitants ou des familles, passerait par l’abandon d’une posture de surplomb, l’acceptation de l’incertitude générée par l’irruption de l’Autre (social) ; impliquerait de faire avec les « faiblesses » de chacun et risquerait d’amplifier les conflits sociaux ! On comprend dès lors pourquoi il est si difficile de mettre œuvre dans les faits ce qui semble acquis dans le discours … et l’on mesure aussi le véritable défi que pose aux professionnels la problématique de la participation.
La participation devient alors un « indicateur » précieux, une « porte d’entrée » pour travailler en profondeur la question de la posture professionnelle.
Bertrand Hagenmüller, Conférence-article, pour le Conseil Départemental de la Gironde (2011)
organiser une communauté d’action (article Bertrand Hagenmüller)
Je voudrais exposer ici la manière dont un collectif d’habitants émerge, puis s’organise, pour devenir progressivement une communauté d’action sous l’impulsion, notamment, d’un organisateur communautaire. Pour ce faire, je m’appuierai sur une expérience de développement territorial menée dans un quartier d’habitat social de zone rurale[1] que j’ai animée de 2007 à 2011 dans le cadre de mes fonctions de sociologue/responsable de projet à l’association girondine Rénovation[2].
1. Empowerment et communauté d’action
A. Développer le pouvoir d’agir
À l’instar de Saul Alinsky[3], je définirai l’action entreprise dans ce quartier populaire comme une démarche d’empowerment dont l’objectif principal est de (re)donner aux acteurs le sentiment de pouvoir agir sur leur réalité individuelle et sociale. Ceci implique de renoncer aux discours moralisateurs de l’institution incitant inlassablement à « développer le lien social » ou à « donner des repères à des ‘jeunes en errance’ », discours qui impose « par le haut » ce que l’institution juge « bon » pour les habitants. Rompre avec ce mode de pensée, qui s’apparente à bien des égards à une forme à peine voilée de paternalisme[4], suppose de mener une réflexion pratique sur la manière dont on permet à un groupe d’habitants de retrouver prise sur son environnement, sans porter de jugement a priori sur ce que « veut » ce groupe. L’empowerment, entendu comme le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif[5], n’est donc pas une ambition « morale » ou normative, dans la mesure où il ne cherche pas à définir les finalités de l’action entreprise en fonction des « missions » de l’Institution, mais se centre sur les « moyens », c’est-à-dire sur les modalités d’émergence d’un projet[6].
Le rôle de l’organisateur communautaire est intrinsèquement lié à la définition qu’il (se) donne de l’empowerment. Pour ma part, voici les trois points qui me paraissent les plus importants : pas de mobilisation sans problème ; pas de « puissance d’agir » sans désir ; la prise de pouvoir est une « porte ouverte » pas une injonction.
Pas de mobilisation sans problème. Le seul référentiel acceptable est celui de l’expérience quotidienne des habitants (« qu’est-ce qui fait problème pour vous ? »). La seule demande légitime est la demande exprimée par la communauté d’habitants (« vers où voulez-vous aller ? »)
Cette approche possède l’avantage de partir des préoccupations des habitants et non de celles des professionnels. Elle évite ainsi de donner les pleins pouvoirs à l’organisateur communautaire dans la mesure où il n’appartient plus à ce dernier d’interpréter les demandes des habitants, catégorisant d’un côté les demandes « vraies » ou « bonnes » et de l’autre celles qui seraient irrecevables, en se plaçant dans un rôle d’aiguilleur voire de censeur. Pour l’organisateur de communauté ceci comporte le double avantage de : faciliter l’engagement des habitants, car on ne se mobilise jamais aussi bien que lorsqu’on part de ce qui fait sens pour les acteurs du territoire ; simplifier le dispositif puisqu’on évite ainsi les réunions parallèles de professionnels souhaitant traiter en « huis clos » certains aspects du projet.
Ainsi, dans le cadre de l’expérience du quartier Canteranne de Pauillac, les habitants ont très vite mis en place des sorties pour les jeunes, des actions d’amélioration de l’habitat ou encore des systèmes de redistribution alimentaire, alors que les professionnels auraient souhaité développer des « ateliers créatifs » pour répondre à une supposée « violence des jeunes ». Ces ateliers devaient prendre la forme d’espaces de « création vidéo » pour les adolescents, afin de permettre à ces derniers de « transformer leur conflit en création ». Si l’intérêt de ce type de projet n’est pas à remettre en cause, son utilisation de manière standardisée, sans tenir compte des demandes exprimées localement, est en revanche problématique. L’enjeu pour l’animateur communautaire a été alors de convaincre les professionnels présents d’accompagner le pouvoir d’agir des habitants en acceptant de revenir sur les objectifs fixés en amont dans l’entre soi des salles de réunions institutionnelles.
B. Pas de « puissance d’agir » sans désir. La « puissance d’agir » émane de la valorisation des compétences et non du traitement des problèmes (« qu’est-ce que vous êtes capable de faire ? ») ;
La notion opérationnelle de l’engagement est le désir, pas le besoin (« qui veut porter cette action ? »).
Pour prendre une métaphore maritime, l’identification de problèmes à résoudre constitue le bateau dans lequel l’ensemble des habitants est engagé (ne dit-on pas d’ailleurs : « on est tous dans le même bateau »). S’il est le support pour se « mettre à l’eau » collectivement sans risquer de se noyer, en soi il ne permet pas d’avancer. Ainsi le véritable « moteur » du projet collectif repose avant tout sur la valorisation des savoirs et savoir-faire des habitants et sur l’expression d’un désir de faire, si possible de faire ensemble (d’ailleurs il faudrait bien « ramer » ensemble si si le moteur lâchait !). Ainsi ce qui est en mesure de structurer durablement une dynamique collective, de lui permettre de « tenir le cap », n’est pas la délimitation des problèmes mais la reconnaissance des potentialités des acteurs. La question ne se pose pas alors en termes de besoin mais de désirs et de compétences : « Je suis capable de faire quelque chose et j’en ai envie ». C’est à cette condition que peuvent émerger des leaders, personnes ressources qui constitueront par la suite le noyau dur de l’action ; et c’est avec ces « leaders » que l’organisateur communautaire développera une relation de forte proximité dans le cadre d’une co-initiation : les leaders initiant l’organisateur aux problématiques du quartier et l’organisateur les initiant en retour aux stratégies mobilisatrices.
C. La prise de pouvoir est une porte ouverte, pas une injonction.
Ce dernier élément est indispensable si l’on souhaite passer d’une démocratie moralisatrice à une démocratie des possibles. La démocratie moralisatrice place l’engagement actif des habitants sur un registre injonctif et culpabilisant. Les personnes « doivent » être responsables, actrices de leur propre vie. Elles « doivent » aussi être de « bons citoyens » engagés de manière dévouée dans la sphère publique afin de défendre l’intérêt général. Utilisé ainsi, l’empowermen,t au lieu de « donner du pouvoir », se révèle une arme redoutable de domination massive. À l’inverse il me semble qu’il devient efficient et juste si, loin de l’injonction, il est appréhendé comme un possible : « si tu désires t’engager la porte est grande ouverte ». Ainsi, la responsabilité de l’action (ou de l’inaction) n’appartient pas à l’organisateur communautaire mais à la communauté d’action.
D. De l’action commune à la communauté d’action
Le terme de « communauté » est défini par le Petit Robert comme un « groupe social dont les membres vivent ensemble, ou ont des biens, des intérêts communs ». Dans ce cas présent, nous retiendrons spécifiquement la seconde partie de la proposition qui renvoie au fait de partager des intérêts communs. L’enjeu de la mobilisation des habitants est de permettre l’émergence d’un bien partagé incarné par « l’action transformatrice ». En ce sens, il convient de créer non pas une communauté d’acteurs mais une communauté d’action, c’est-à-dire une communauté fédérée autour de l’obtention d’un bien commun sans nier pour autant les regroupements communautaires spontanés. Contrairement à la tradition républicaine de l’universalisme abstrait qui condamne par principe tout corps intermédiaire communautaire, nous considérons à l’inverse que ces derniers peuvent constituer des ressources facilitant la mise en place d’un projet commun. Il est d’ailleurs significatif que les « leaders » parmi les habitants appartiennent le plus souvent à des communautés organisées qu’elles soient politiques, associatives ou ethnico-religieuses.
Dans le quartier Canteranne, où plusieurs types de regroupements sont à l’œuvre (ethnique, générationnel, géographique), l’action entreprise n’a en rien annihiler ces différences mais s’est au contraire appuyée sur ces communautés préexistantes. Par exemple, la communauté sénégalaise, bien que minoritaire sur le quartier, a permis à de nombreuses actions de voir le jour grâce à l’activation de son réseau. Ainsi, cette communauté a pris à son compte la venue d’associations sénégalaises de la région pour animer des évènements festifs de quartier ; par ailleurs, une élue à la ville, parente d’habitants sénégalais du quartier, a exercé une action de lobbying à l’intérieur du conseil municipal, facilitant ainsi le déblocage de financements[7].
2. Les phases de la mobilisation d’une communauté d’action
On peut distinguer, de manière schématique, trois grandes phases dans l’émergence d’une communauté d’action : le passage du bruit à la parole, puis de la parole aux actes et enfin des actes à la reconnaissance politique[8].
A. Le passage du « bruit à la parole »[9]
– L’émergence d’une parole commune
Pour l’organisateur communautaire abordant un territoire nouveau, et quelque soit les motifs de son arrivée, la première chose qu’il perçoit c’est le « bruit »… le bruit sourd des rumeurs, des peurs latentes, des frustrations et des rancœurs. Le bruit qui est par définition ce qui échappe à l’échange, « ce qui dérange », impose une tension implicite. La première phase du travail consiste alors à transformer ce « bruit » en « parole », c’est-à-dire en une expression publique intelligible, pouvant être positive ou négative, consensuelle ou conflictuelle, mais dont on peut se servir comme support d’échange. Dans le quartier Canteranne, se sont exprimés des discours très différents : « On voudrait des jeux pour les enfants » disaient les uns, « un terrain de foot » ou « un local » affirmaient les autres, « tout ça c’est la faute des arabes », « les jeunes ne respectent rien… » pouvait-on aussi entendre. Les propos ainsi énoncés apparaissent comme la bande sonore confuse et désarticulée sur laquelle il s’agit d’écrire des paroles. Peu importe si les paroles qui émergeront sont « justes » ou « vraies », mais il est certain que la légitimité des actions menées sera par la suite directement liée au sentiment des participants d’être à l’origine de la parole « fondatrice » du sens du projet.
– Le diagnostic territorial ou comment engager les habitants dans l’action
Pour faire émerger cette parole nous avons mis en œuvre deux méthodes : le recueil individuel de la parole par entretiens qualitatifs construits par les professionnels (et réalisés grâce à du porte-à-porte) et des rencontres collectives de breanstorming, permettant au collectif des habitants de se « donner à voir » à lui-même. Cette phase que l’on nomme communément « diagnostic territorial » a permis certes d’appréhender plus finement les « enjeux locaux » (répartition socio-démographique, historique du quartier, conflits, ressources …), mais aussi et surtout d’impliquer les habitants du quartier. Ainsi, loin d’être une simple « étape » précédant la mise en place du projet, le diagnostic engage ceux qui y participent : il est à envisager non comme une manière de produire de la connaissance mais comme un levier, voire même un prétexte à la rencontre avec les habitants, dans une stratégie de « pied dans la porte »[10].
Dans le cas contraire, le diagnostic est le plus souvent condamné à produire un entassement de dossiers de préconisations sans résonance avec le terrain, comme l’illustre le propos d’un élu qui, quelques années auparavant, avait fait mener un diagnostic dans la cité par un cabinet d’experts : « On a demandé aux jeunes ce qu’ils voulaient en leur faisant remplir un questionnaire. Ils nous ont dit « on veut un bus pour aller à la plage l’été »… nous on s’est dit « bon on a identifié le besoin » et on a mis le bus en place. Croyez-moi si vous voulez mais on a eu quasiment aucun jeune qui a pris le bus l’été ! ». On mesure à l’aune de ce propos à quel point le diagnostic « classique » souhaitant identifier le besoin (telle une étude de marché) pour apporter une réponse adéquate n’a pas d’efficience dans le cadre du développement social local. L’important se joue au contraire dans la manière d’engager les acteurs dans leurs propositions, en agissant davantage sur le désir créateur que sur le « besoin ». Peu importe si ce désir n’est pas représentatif des demandes du quartier. Un désir exprimé avec force, conviction et engagement par quelques personnes peut générer d’autres désirs, alors qu’un besoin, même partagé, s’il n’est pas incarné pleinement, n’aura aucun effet sur la dynamique collective et donc sur le pouvoir d’agir de la communauté d’habitants. En ce sens, la notion « opérationnelle » dans un diagnostic est bien celle du désir ou plus exactement de la mise en mouvement du désir et non celle du besoin.
Le passage de la parole aux actes
– Sortir de la posture victimaire
Une fois la « parole commune » installée, le groupe adopte très vite une posture victimaire, affirmant « vouloir » mais ne pas « pouvoir » du fait d’un environnement extérieur hostile ou indifférent. Les réunions sont alors rythmées par des « ça serait bien mais … les politiques s’en foutent de nous, ça se fera jamais, ça ne marchera pas … ». À ce stade, le groupe apparaît dans son opposition à l’extérieur. Il existe dans sa dimension négative, mais il existe ; sa structuration étant favorisée par la désignation d’un ennemi commun. L’impossibilité présumée d’agir du fait d’un environnement jugé hostile contribue paradoxalement à souder la communauté d’acteurs sur le registre du « Nous (les habitants du quartier) on a tous envie que ça change mais Eux (les personnes extérieurs) ils ne veulent pas ». Mécaniquement les oppositions de la première phase s’atténuent et seuls les désirs communs se font désormais entendre. L’animateur communautaire doit alors se saisir de ce consensus, ce désir d’affirmation face à l’extérieur comme d’une arme pour le développement de la communauté d’action.
– La stratégie du « autour de la table »
Il s’agit désormais de soutenir cette communauté naissante en répétant un message simple, de nature quasi publicitaire : « vous avez une idée, vous voulez que quelque chose change dans votre environnement, venez autour de la table en discuter. ». Ce faisant, ce ne sont plus les professionnels qui font ou « font faire », mais les habitants eux-mêmes qui deviennent protagonistes, en recherchant des solutions tenant compte des contraintes et des opportunités dont ils disposent. Il n’est pas question ici d’idéaliser les possibles en laissant entendre que « quand on veut on peut » mais simplement d’examiner ensemble les marges de liberté envisageables pour la réalisation de telles ou telles actions.
Dans ce dessein, les différentes personnes portant des désirs d’actions jouent un rôle de leaders, en organisant autours d’elles des petits groupes constitués d’habitants (adultes et « jeunes »), d’élus et de professionnels, chargés d’examiner la faisabilité de leurs propositions, puis de les mettre en œuvre si cela s’avère pertinent et possible. Notons que les propositions sont, en général, très sommaires (les enfants souhaitent un « terrain de foot », les adolescents « faire des sorties », les adultes un « repas de quartier » …) mais comme nous l’avons vu précédemment l’important réside moins dans le contenu que dans la manière de se mobiliser pour obtenir satisfaction.
Pour favoriser le développement du pouvoir d’agir, il semble primordial de partir de réalisations très concrètes. Ainsi, l’une des premières plaintes du groupe d’habitants a été de déplorer la présence d’une haie non taillée à la sortie du quartier, facteur d’accidents, car obstruant la visibilité. Le problème semblait ancien, mais rien jusque-là n’avait été fait pour que la situation change. Nous avons alors écrit une lettre de réclamation à la Mairie et moins d’un mois plus tard la haie était taillée. L’impact sur les habitants a été radical : « On nous a écoutés… enfin ! », s’est exclamé l’un deux. Prenons un autre exemple. Quelques semaines plus tard, j’annonce un peu dépité en réunion que je n’arrive pas à rencontrer le maire pour faire le point avec lui sur les demandes des habitants du quartier. Son secrétariat m’affirme qu’il est débordé et qu’en conséquence il serait préférable que je rappelle le mois prochain. Un habitant m’arrête : « Mais nous on l’a appelé aussi ! », « Ah, et même chose pour vous j’imagine ? »… « Ah non désolé on le voit vendredi prochain ! ». À partir de ce moment, j’ai compris que l’organisateur communautaire que j’étais, était devenu un simple membre de l’action et que la prise de pouvoir par les habitants prenait forme. L’idée selon laquelle « il est possible de transformer les choses » s’était imposée ouvrant ainsi la porte à d’innombrables de propositions.
L’autre ressort de la réussite d’un projet est de favoriser la mise en réseau des habitants, c’est-à-dire de permettre le développement des liens faibles. À titre d’exemple, les adolescents du quartier Canteranne ont souhaité mettre en place une sortie Karting. La première question, très prosaïque, a donc été : Comment la finance-t-on ? L’un d’eux propose « d’aller ramasser des sarments ». Où ? Autour de la table l’élu à la politique de ville a aussi une entreprise de réinsertion dans la viticulture. Et après ? « On va ramasser les sarments les mercredis après-midi et après on les vend » dit un adulte. « Les vendre à qui ? », répond un autre, « Moi je connais un commerçant qui peut être intéressé… » « Ou alors on fait les marchés nous-mêmes ! ». On visualise, à travers cet exemple, de quelle manière le groupe passe, sans même s’en rendre compte, de la parole aux actes, grâce à une mise en réseau d’acteurs divers autour de la table. Alors que l’idéologie sociale véhiculée le plus souvent dans les quartiers dit « sensibles » insiste sur le développement du « lien social », sous-entendu du « lien fort » consistant à renforcer les solidarités de proximité (et donc mécaniquement le contrôle social), nous devons aussi souligner l’importance capitale des liens faibles[11]. Ces derniers, non seulement favorisent l’émergence de solutions groupales servant le projet mais facilitent aussi une insertion sociale et professionnelle individuelle des habitants engagés dans l’action. Ainsi, dans le cas présent, deux adolescents ont décroché un contrat d’apprentissage dans une entreprise de réinsertion d’un élu présent dans le projet.
B. Des actes à la reconnaissance politique
– La structuration du groupe autour d’une association d’habitant
Assez rapidement on assiste à une structuration du groupe d’habitants grâce à la présence d’un noyau dur d’habitants jouant le rôle de « personnes ressources ». Éléments indispensables, ce sont eux qui vont permettre l’émergence d’une véritable communauté d’action en multipliant le porte-à porte dans le quartier et en relayant auprès de leurs voisins le slogan simple énoncé plus haut « vous avez une idée, venez autour de la table nous en faire part ». Ce sont ces mêmes personnes (une dizaine) que l’on retrouve à l’origine de la naissance d’une association de quartier, permettant la structuration de la communauté en personne morale, et facilitant ainsi la lisibilité et la visibilité du collectif par les autres habitants mais aussi par les financeurs.
Le nom de l’association de quartier « Renaissance Canteranne de Pauillac Médoc » nous éclaire sur le sens donné à la démarche par les habitants. D’abord, il s’agit d’une « renaissance », en référence à un âge d’or perdu, le quartier ayant en effet connu par le passé des animations aujourd’hui disparues. Sur le registre classique du « c’était mieux avant », les habitants déplorent ce « paradis perdu » et c’est pour le retrouver qu’ils s’engagent dans cette nouvelle action. Pour l’organisateur communautaire, il importe d’ailleurs peu de savoir si cette représentation est fantasmée ou non[12], mais plutôt de se saisir de ce phénomène comme un levier de l’action. Le second point contenu dans le nom de l’association est la volonté d’ouverture sur le territoire (en l’occurrence sur celui du Médoc). Pour ces acteurs, il semble primordial de ne pas se limiter à leur quartier mais d’inscrire, au contraire, leur projet dans un rayonnement plus large. Cela est sans doute à mettre en lien avec la stigmatisation dont le quartier est victime. Il s’agit là, comme l’exprime un des membres de l’association, de « démontrer à tout le monde qu’on veut quelque chose… et de donner envie aux gens de la commune d’être avec nous »[13].
C. L’entrée dans le jeu politique
On notera deux effets positifs majeurs liés à la création de cette structure : le passage d’une démarche informelle « au coup par coup » à une dynamique organisée, cohérente et durable ; la reconnaissance de la démarche par les politiques locales et les autres habitants. Cette troisième phase génère un fort sentiment de « pouvoir » chez les habitants qui mesurent plus que jamais la dimension politique de leur entreprise. On sort désormais des tactiques pour entrer dans une véritable stratégie de projet[14], c’est-à-dire dans une vision politique de moyen et long terme. Très concrètement cela se traduit par l’implication des politiques locaux dans le projet. Alors que, jusqu’à présent, seuls quelques conseillers municipaux étaient présents au comité de pilotage, désormais le Maire (qui est aussi vice-président du Conseil Général de Gironde) est sur place lors de toutes les grandes manifestations et reçoit régulièrement les habitants dans son bureau. La députée du territoire se rend aussi parfois dans le quartier.
Mais ce sentiment de reconnaissance n’est évidemment pas sans ambivalence, car les habitants ont conscience qu’en entrant dans ce jeu politique, ils pénètrent dans un univers qui contient concomitamment pouvoir d’agir et tentatives de manipulations. La question de l’instrumentalisation est alors posée. À ce stade de l’action, l’organisateur communautaire doit pouvoir rappeler aux habitants que s’ils peuvent assurément faire l’objet d’instrumentalisation, les pouvoirs locaux sont aussi dépendants de l’image positive qui s’est construite dans le quartier. La communauté d’action doit alors comprendre qu’elle aussi a le pouvoir d’utiliser, voire instrumentaliser les pouvoirs locaux afin d’arriver à ses fins.
– Communauté d’action et développement territorial
La communauté d’action est confortée par le désir qu’elle suscite en dehors du quartier. Ainsi de nombreux habitants des résidences proches viennent assister aux repas de quartiers et/ou aux différentes actions proposées. Les pouvoirs publics eux mêmes s’appuient sur le quartier pour faire vivre de nouveaux dispositifs (comme par exemple, un projet d’accompagnement à la scolarité). Le territoire devient ainsi progressivement une « zone ressource », s’inscrivant désormais dans une véritable logique de développement territorial.
Alors que la crainte première des élus, quand ce genre de démarche se met en place, est d’être « assaillis de propositions » auxquelles ils ne pourront pas répondre, on observe bien souvent un mouvement inverse. Les habitants, et en premier lieu leurs représentants associatifs, du fait de leur inscription sur le territoire, perçoivent mieux la complexité des enjeux locaux et mesurent davantage les besoins présents hors du quartier. Parce qu’ils mènent eux-mêmes la recherche de financement, ils adoptent progressivement une vision plus fine de l’espace public et politique et comprennent ainsi les priorisations des politiques publiques tout en ayant un accès plus rapide aux décisions. Ils acquièrent alors une conscience politique de « citoyens » mais sans que cette dernière ait été posée comme un objectif moral en amont. Loin des incantations qui invitent les acteurs à être « de bons citoyens » sans inscrire ce discours dans leur réalité, la prise de conscience de l’intérêt général émerge ici comme la résultante d’une prise de pouvoir à partir d’intérêts particuliers. Un certain nombre d’habitants ont pu ainsi développer de nouvelles associations basées sur l’échange de savoirs et de savoir-faire au niveau de la Communauté de Commune du territoire. D’autres évoquent désormais la possibilité d’une inscription au conseil municipal, tentant ainsi de conjuguer pouvoir d’agir de la société civile et inscription dans les sphères décisionnelles. On mesure ainsi de quelle manière ce type de projet constitue un cercle vertueux pour l’ensemble des acteurs du territoire.
Conclusion
En l’espace de 4 ans, le territoire de Canteranne est passé d’une cité « sans vie » et stigmatisée, à un espace bouillonnant de projets et identifié par les politiques locales comme un « territoire ressource ». Avec le soutien de l’organisateur communautaire, la dynamique endogène, celle des acteurs du terrain, a pu rencontrer la dynamique « exogène », celle des politiques, décideurs et financeurs et s’inscrire ainsi dans une véritable politique de développement territorial[15]. Il est évident que la réussite d’une telle dynamique est liée en partie au moins à un contexte favorable ; mais si le contexte est une condition nécessaire, il n’est pas un facteur explicatif suffisant. Le développement territorial nécessite, on le sait, un partenariat élargi, une méthodologie de projet, des politiques impliquées, mais il tient surtout à la capacité de mobiliser une communauté d’action en lui permettant de prendre conscience de son pouvoir d’agir sur son environnement.
Bertrand Hagenmüller, conférence-article pour le CNAM (2013)
Bibliographie
Alinsky, Manuel de l’animateur social, Seuil, 1976
Anselme, Du Bruit à la parole, la scène politique des cités, édition de l’Aube, 2000
J-L. Beauvois, R-V. Joule et, Petit traité de manipulation à l’égard des honnêtes gens, PUG, 2002
Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, 2002
Felouzis, « Agir en situationde vulnérabilité : une analyse des parcours universitaires en terme d’actions tactiques » in « faire face et s’en sortir », Ed universitaire Fribourg Suisse, 2002
J-M. Gourvil et M. Kaiser (dir.), Se former au développement social local, Dunod, Paris, 2008
Granovetter M.S., Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000
[1] L’action a pour épicentre le quartier « Canteranne » situé sur la commune médocaine de Pauillac en Gironde. Composée de 205 habitants, répartis dans plus de 80 logements, cette cité est l’un des plus importants regroupements de logements sociaux de la ville de Pauillac, petite commune d’environ 5000 habitants. La cité Canteranne est traversée par plusieurs types de tensions : « générationnelle » (les moins de 20 ans représentent 37% de la population du quartier contre 23% à Pauillac), « culturelle » (forte présence de personnes issue de l’immigration, en particulier marocaine), « économique » (le travail de la vigne constitue un mode de fonctionnement quasi-féodal, avec d’un côté les grands propriétaires terriens et de l’autre les travailleurs agricoles aux contrats précaires), «géographiques » (forte opposition entre le bas du quartier, surnommé « Chicago » par les habitants de la ville et le « haut » de la cité plus résidentiel). Mais les habitants se plaignent avant tout du « vide » présent dans le quartier du fait, notamment, de l’absence de structure associative.
[2] Le service A.E.D Rénovation dans lequel je travaille est missionné par la Conseil Général de la Gironde, pour faire d’une part de l’intervention éducative dans les familles et, d’autre part, pour mettre en œuvre des actions collectives de développement territorial. C’est dans le cadre de cette seconde mission que je coordonne une équipe composée d’éducateurs et d’animateurs. L’action entreprise dans le quartier a été initiée par l’association Rénovation et la Maison de la Solidarité de et de l’insertion du Conseil Général. Très rapidement de nombreuses institutions se sont jointes à la réflexion : Caisse d’Allocation Familiale, Mutualité Sociale Agricole, Education Nationale, Mairie de Pauillac, Communauté de Communes Centre Médoc, Mission locale…
[3] S. Alinsky, Manuel de l’animateur social, Seuil, 1976
[4] Défini comme « la tendance à imposer un contrôle, une domination, sous couvert de protection »Dictionnaire Le Petit Robert
[5] On pourra se référer notamment aux écrits de Y. Le Bossé à ce sujet, professeur titulaire au département des Fondements et pratiques en éducation de l’université Laval à Québec.
[6] Si ce type de philosophie de l’action n’est pas nouvelle, elle s’inscrit aujourd’hui peut-être plus que jamais dans le sillon d’évolutions sociétales majeures. Comme le note François Dubet (F. Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, 2002) les « Institutions » ont longtemps été considérées comme détentrices d’un pouvoir légitime, de telle manière que l’autorité de ses représentants (des travailleurs sociaux pour ce qui nous occupe) ne reposait pas tant sur les qualités de ces derniers que sur le simple fait qu’ils incarnaient l’Institution. Désormais, le phénomène de désinstitutionalisation, remet en cause cette légitimité a priori de l’autorité et, pour considérer une décision comme « légitime » nous exigeons : la reconnaissance (« je veux qu’on me prenne en considération, qu’on m’entende en tant qu’acteur et Sujet ») et la transparence (« je veux que l’on m’explique pourquoi les choses se font de telle manière »). En un mot nous souhaitons être « associé », « participer » aux décisions qui nous concernent. Dès lors le mépris et l’arbitraire nous apparaissent comme des pratiques intolérables dans la mesure où elles nous dénient le droit d’être considérés comme des Sujets.
[7] Même si l’aspect « communautaire » n’est évidemment pas le seul élément qui a joué dans ce cas de figure.
[8] Il est toujours un peu réducteur de définir des « étapes » du déroulement d’une action. Les phases décrites ci-dessous ne sont que des « balises », la réalité étant bien entendue moins schématique et surtout moins linéaire.
[9] Expression empruntée à M. Anselme (M. Anselme, Du Bruit à la parole, la scène politique des cités, édition de l’Aube, 2000)
[10] J-L. Beauvois, R-V. Joule et, Petit traité de manipulation à l’égard des honnêtes gens, PUG, 2002
[11] Sur ce point on pourra se référer à Granovetter M.S., Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000
[12] Un bon nombre des habitants n’a en effet jamais connu ce supposé âge d’or.
[13] Il faut d’ailleurs observer que l’une des actions de cette association a été la promotion d’un film tourné sur le quartier (film valorisant l’action menée dans le quartier), comme pour affirmer la valeur positive de « leur » territoire.
[14] « Tactique désigne le niveau inférieur de la stratégie, c’est à dire des aspects purement techniques, sans vision globale ou sans grands desseins » (G. Felouzis, « Agir en situationde vulnérabilité : une analyse des parcours universitaires en terme d’actions tactiques » in faire face et s’en sortir (dir. V. Châtel, M-H Soulet), Ed universitaire Fribourg Suisse, 2002
[15] J-M. Gourvil et M. Kaiser (dir.), Se former au développement social local, Dunod, Paris, 2008