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Les travailleurs sociaux philosophent avec l’iePP (Science Humaine)

Les travailleurs sociaux philosophent

« Lundi 8 heures, centre professionnel et de pédagogie appliquée de Vitry-sur-Seine. Bernard Benattar, comme chaque mois, anime un atelier de philosophie avec des travailleurs sociaux, qui sont pour la grande majorité des assistantes sociales. Des femmes de tous âges sont assises autour de tables disposées en un grand carré. La plupart sont des habituées qui fréquentent avec assiduité cet atelier mensuel proposé au titre de la formation à ceux qui le souhaitent. Le thème du jour : « De quoi je me mêle ? L’intimité ». Au début, des questions très concrètes viennent au premier plan. Faut-il se mettre à la place de l’usager que l’on a face à soi ? Quelle distance ? Quelle empathie ? Deux participantes semblent en désaccord. Au fur et à mesure de la discussion, il apparaît que ce désaccord est le reflet des contradictions, des tensions au cœur de leur métier. « Comprendre tout en gardant la distance », « entrer dans l’intimité de l’autre pour qu’il se la réapproprie », instaurer un rapport de confiance tout en étant un « rouage dans une institution de contrôle »… Les participantes prennent au sérieux l’idée qu’il s’agit d’un atelier philosophique : il exige de ne pas s’en tenir à la description de leur quotidien mais de prendre du recul et d’aborder le problème dans toute sa généralité. B. Benattar, avec souplesse, calme le rythme quand les participantes passent trop vite sur un point qu’il juge important. Il reprend certains termes, interroge, rebondit, citant parfois un philosophe ou s’appuyant sur un exemple tiré de la presse.

Après le déjeuner, pour relancer la réflexion, il propose qu’un entretien avec Pierre Pachet sur l’intériorité, tiré de la revue Rue Descartes(1), soit lu à tour de rôle à haute voix dans son intégralité. Texte long, difficile.Si certaines remarquent qu’elles ont parfois perdu le fil, elles parviennent pourtant à faire raisonner ce texte avec leur expérience : leur « intrusion » dans l’existence d’autrui, les limites de leur aide… Mais aussi la manière dont elles « reconstruisent l’intimité de l’usager par la parole », dont elles dévoilent la « cohérence derrière la confusion », la manière dont elles essaient de « restaurer l’estime de soi »… La discussion est serrée, mais l’heure tourne et l’atelier prend fin. Tel Ulysse, les participantes qui ont fait un long voyage, parfois bien éloigné de leur quotidien professionnel, sont revenues à bon port, avec dans leurs cales des analyses éclairantes. « On est tout le temps dans le “faire”. On n’a pas le temps de se poser. Ici, on peut prendre le temps, on réfléchit sur ce qu’on fait, c’est important aussi pour retrouver du sens à son travail », explique l’une des participantes. Cela fait une dizaine d’années que B. Benattar anime des ateliers de philosophie du travail. Des interventions d’une durée variable (quelques heures, plusieurs jours…) auprès de professionnels de tous horizons : de chefs de chantier dans les travaux publics aux travailleurs sociaux, de dirigeants de PME au personnel de crèche… Après ses études de philosophie, il a suivi une formation de psychosociologue du travail qui l’a amené à arpenter le monde professionnel. Peu à peu, il a décidé de mettre en avant la philosophie jusqu’à en faire le cœur de son activité. « Les questions ne sont pas posées uniquement à partir de l’expérience de chacun. Si le vécu des participants peut être invoqué, c’est pour nourrir une réflexion qui se veut générale et non égocentrée », explique-t-il. C’est là pour lui la spécificité de l’approche philosophique. »

« La philosophie en entreprise »

Moins développée en France, la philosophie en entreprise constitue un autre champ de ces nouvelles pratiques. Eugénie Vegleris, agrégée de philosophie, a enseigné en terminale avant de quitter l’Éducation nationale et de se mettre à son compte. Elle anime des formations sous la forme d’ateliers, elle fait des consultations individuelles et aussi des conférences. Pour éviter les dérives, il faut selon elle avoir une stricte déontologie. Elle refuse pour sa part d’intervenir quand la philosophie est sollicitée comme divertissement ou lorsqu’elle est prise comme un outil de légitimation. « Deux fois, explique-t-elle, on m’a demandé de réfléchir sur les valeurs de l’entreprise sans être prêt à la remise en cause qui en ferait de véritables leviers d’action. Les valeurs sont souvent un piège. » À ceux qui lui reprochent de galvauder la philosophie, de l’instrumentaliser, voire de la prostituer, elle répond que le consultant doit garder des exigences pleinement philosophiques, en mettant en avant le souci de la clarté, de la rigueur et de la confrontation. Elle ne va pas parler de « leadership  » (terme si souvent utilisé dans l’entreprise), mais l’éclairer par l’analyse de concepts tels que l’autorité ou le charisme. Les responsables d’une banque souhaitent aborder les problèmes liés au fait que le client devient de plus en plus « virtuel » avec l’informatique et Internet. Elle propose un séminaire sur l’abstraction où elle convoque des références philosophiques très classiques pour déplacer le questionnement. D’autres philosophes en entreprise ont une stratégie différente : ils choisissent de s’adapter d’emblée au langage de l’entreprise, parlant de « management », de « motivation », d’« esprit d’équipe », ou « relation client », etc. Et, bien souvent, pour des raisons économiques, la philosophie en entreprise s’adresse d’abord aux managers et aux cadres à responsabilité. Une démocratisation de la philosophie qui a en ce cas ses limites. La philosophie en entreprise reste toutefois encore marginale en France. Parmi ses principaux acteurs, on trouve outre E. Vegleris, Crescendo, le département de formation en entreprise de l’Institut de philosophie comparée (IPC), l’institut européen de philosophie pratique de B. Benattar… De nouvelles structures telle Philos, créée par de jeunes philosophes, s’engagent aussi sur cette voie. Les organismes plus généralistes de formation professionnelle comme Cegos commencent également à proposer des modules de philosophie. Des débuts timides mais bien réels. »

Article de la rubrique « Enquête » du mensuel Sciences Humaines n°207 par Catherine Halpern.

Art et social : éloge de la culture de l’aventure (article de B. Hagenmüller)

RESUME :

En favorisant la rencontre entre le monde de l’art et celui de l’action sociale, les Projets de Développement Social et Culturel menés par le département de la Gironde et l’IDDAC (agence culturelle du Département), génèrent de nombreux effets positifs : lutte contre l’isolement social, démocratisation culturelle, renouvellement des pratiques professionnelles.

Mais au-delà, ils proposent une méthodologie de projet résolument créative et collaborative et dessinent ainsi les contours de ce que je nommerais une « culture de l’aventure » à même de ressourcer en profondeur l’action publique. Cette culture s’appuie sur quatre axes principaux :

1. L’intégration de la prise de risque comme moteur de l’action en lieu et place des logiques gestionnaires et bureaucratiques.
2. L’acception de l’incertitude à l’expérimentation permanente comme source d’innovation en substitution des plans généraux et descendants.
3. La réhabilitation de l’évasion et de la « légèreté » comme soutien efficace aux habitants même dans des situations complexes et difficiles (et, en particulier, la valorisation du plaisir et de la créativité à l’antithèse des réunions formelles démotivantes et chronophages).
4. L’accent mis sur le sens de l’action (le pourquoi) plutôt que sur la forme (le comment) comme condition du ressourcement des pratiques professionnelles et insitutionnelles

 

Les entretiens de pratiques sociales

 

Pratiques Sociales – Bernard Benattar, vous êtes philosophe du travail et psychosociologue, vous intervenez dans les organisations. Vous leur proposez de nouvelles pratiques philosophiques. Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Bernard Benattar – De nouvelles pratiques de la philosophie se développent aujourd’hui dans les hôpitaux, les écoles, les prisons, dans les cafés, et aussi en entreprise… Alors, en quoi ça consiste ? C’est l’intervention du philosophe qui se mêle à la vie de cité, en l’occurrence pour moi qui se mêle à la vie de ceux qui travaillent, et à la vie des organisations. C’est peut-être un clin d’œil à la philosophie grecque des débuts, une philosophie en dialogue et en marche, qui vient perturber en quelque sorte les gens qui travaillent. La première démarche c’est la philosophie au travail : reposer les questions de la liberté, de la justice, de la neutralité, par exemple, en développant une relation décomplexée aux grands philosophes et à leurs textes. Mais il y a aussi la philosophie du travail, celle qui est déjà là, et qui mérite d’être requalifiée et repensée ensemble. Je crois qu’il n’y a pas d’organisation, pas de métier qui ne fasse référence à un système de valeurs, son système qualité si l’on veut. Tout agir forge sa philosophie. On peut aller réinterroger l’entreprise ou le métier, se mettre en posture critique pour mettre en perspective sa philosophie, qui est parfois devenue dogmatique, stérilisée par les usages et l’habitude, et qui a besoin de retrouver de l’incarnation et de la profondeur.

Pratiques Sociales – Pouvez-vous nous donner un exemple de demande d’intervention, qui vous semble être dans le champ de Pratiques Sociales ?

Bernard Benattar – J’en ai de multiples, depuis vingt ans… Les demandes tournent autour de l‘éthique du travail, parce que les gens se sentent perdus entre leur idéal professionnel et les possibles à mettre en œuvre. Un exemple que je voudrais donner, c’est ce que je fais avec un organisme de formation qui forme les travailleurs sociaux d’un Conseil Général. Le dispositif a été mis en place sur 15 ans, avec 4 modalités successives de réflexion.

1. UN SEMINAIRE : « LES MOTS DU SOCIAL, UN ETONNEMENT PHILOSOPHIQUE »

Je suis parti de l’hypothèse que le travail social charrie un lexique bien à lui : s’il fait foi, s’il fait « norme », ce lexique est très peu souvent réinterrrogé tant il paraît évident à tous… J’ai repris les mots « mana » de Roland Barthes : il y a des mots porteurs de sens qu’à force d’en user on prend pour argent comptant, tellement ils ont eu leur heure de gloire. Dans le travail social il y a les mots du travailleur social, les mots du commanditaire du travailleur social, le politique, et les mots des usagers eux-mêmes. Les mots du travailleur social : le mot accompagnement, par exemple, qui a fait suite aux mots suivi social qui lui-même faisait suite au mot assistance sociale. Ce mot là perdure, on l’utilise tant et tant ; dans l’entreprise, les coachs l’ont repris aussi… Si on interroge le mot, c’est pourquoi faire ? Il définit l’orientation du métier, alors autant qu’on sache ce qu’on veut y mettre, de quoi il est porteur. Il y a l’acception du mot : accompagner c’est cheminer ensemble (étymologie), donc partager la difficulté, partager la souffrance. Et les conséquences pratiques : si l’on veut partager plus avant, jusqu’où ? C’est ainsi qu’est intervenue la notion de bonne distance : partager mais pas de trop près. Alors comment concilier les deux, la bonne distance et l’accompagnement ? S’agit-il de tenir compagnie aux usagers, ou de leur tenir la main, d’aller avec eux faire les démarches administratives pour obtenir tel droit ? Voici une autre piste : et si accompagner impliquait une réciprocité, une symétrie du don ? Quelle en serait la « métaphore vive », selon Ricoeur, c’est-à-dire ce qui suscite une inspiration, plutôt que d’invoquer la norme ?

Les mots du politique : je me suis aperçu que les travailleurs sociaux, qui sont sous la commande politique, n’en avaient pas une connaissance explicite. Nous sommes allés fouiller l’intention politique : si on parle d’égalité, dans une collectivité de gauche, de non-discrimination, de diversité, de justice sociale, du « vivre ensemble », qu’est-ce qu’on a en tête, qu’est-ce qu’on veut ? Les mots des usagers : face à « aidez-moi », « je n’ai pas où dormir » ou « je n’ai plus que des dettes », il s’agit de construire des responsabilités, d’imaginer des issues aux situations : « qu’est-ce qui dépend de moi ? ». Penser ces mots-là, ç’a été penser tout un tas de pratiques et se demander par quoi elles sont ordonnées, et en vue de quoi, et jusqu’où. Les travailleurs sociaux disent « j’ai le nez dans le guidon » – sous-entendu : l’urgence quotidienne de ma pratique m’empêche de penser. Peut-on déconstruire les habitudes ? L’idée de ce séminaire, c’est s’émanciper, prendre de la hauteur pour regarder ce qu’on ferait d’un autre endroit , et faire sortir le mot de sa seule gangue normative pour lui donner une dimension de moteur de pensée.

2. LES ATELIERS DE PHILOSOPHIE SOCIALE

En jouant sur l’ambiguïté de la double référence au sociétal et au travail social, nous questionnons le « quoi décider, quoi faire ».
Le cadre est un atelier à entrée et sortie libre, un groupe à géométrie variable qui construit son « hors soi », c.à.d qui accueille des nouveaux, pour réinterroger des notions-clés : la philanthropie, la misanthropie, l’intimité, le care, l’attachement, ces notions qui, mise en perspective dans les pratiques, vont pouvoir faire boussole pour les uns et les autres, en éclairant les fondements philosophiques de leur travail. Les activités vont de l’analyse des pratiques professionnelles au théâtre forum et à la conversation philosophique (disputatio), en passant par les textes lus à haute voix, le coaching philosophique. Le groupe se donne aussi pour ambition de porter le questionnement au-delà même du groupe : l’atelier est ponctué de forums ouverts aux encadrants, par le partage de la pensée. Les participants animent eux-mêmes des petits groupes à visée philosophique. Pas de règle de confidentialité dans ce cas : la réflexion philosophique est un engagement intellectuel à l’échange.

3. L’ATELIER d’ETHIQUE ITINERANT

Cet atelier d’une autre forme diffuse les pratiques philosophiques au sein des équipes décentralisées, sur six territoires.
Chaque équipe choisit la question éthique qui requiert une réflexion partagée, pour laquelle nous recherchons des ressources extérieures (auteurs, textes) et la mixité/transversalité des participants. Les questions éthiques permettent de penser ensemble une morale professionnelle vivante, en cherchant quoi faire, que décider, et pourquoi. Le travail se fait à partir d’une situation choisie : on se demande – qu’est-ce qui est juste ? – qu’est-ce je fais là ? – est-ce du travail social ? – qu’est-ce qui dépend de ma responsabilité ? – qu’est-ce qui est de la responsabilité collective ? – et finalement à quoi allons-nous contribuer ?

4. LE PARCOURS DE PHILOSOPHE PRATIQUE SUR LES ENGAGEMENTS DU SOCIAL

Des problèmes sont livrés à un « think tank », groupe réuni au cours d’un cycle, fertilisé par un intervenant du terrain ; la production donne lieu à une publication. C’est une formation-action faisant écho aux pratiques.

Exemples de problématiques à étudier :
– De l’éducation populaire à l’empowerment, le désir de favoriser la puissance d’agir
– Santé, bien-être, bonheur, de quoi nous mêlons-nous ?
– Accompagner des parcours d’insertion, entre reconnaissance, obligation et réciprocité
– Eduquer ensemble, parents, enseignants, travailleurs sociaux ; est-ce possible, est-ce souhaitable ?

Ce sont de grandes questions contemporaines, qui permettent de revenir sur les enjeux sociétaux du travail social, dont on essaye de se saisir en assumant leur dimension philosophique. Par exemple : si on a tant parlé de l’égalité et de l’accès à la connaissance avec la philosophie des Lumières, qu’est-ce que ça représente aujourd’hui pour le travail social ?

Pratiques Sociales – Qu’espérez-vous de ces travaux philosophiques, et de leurs effets ?

Bernard Benattar – Les travailleurs sociaux qui reviennent de séminaire en ateliers, sur 5, 7 ans, me disent les bénéfices qu’ils y voient. Pouvoir reprendre confiance dans leur métier, grâce à une médiation de conflit, à un enrichissement collectif : le premier bénéfice est d’ordre énergétique. J’aime à dire que nous dissolvons ensemble les passions tristes, il y a du désir qui circule. Pour moi c’est très important.

On peut parler aussi je crois de ressourcement professionnel. Ils ont révisé les idéaux professionnels qu’ils se sont forgés à l’école, ils les ont confrontés à ce qu’ils font et ce qu’ils voudraient faire.Et nous fabriquons ensemble des outils, des supports, des aides.
Ce sont de nouvelles raisons d’espérer, d’agir, mais aussi des moyens d’agir.

Source : Martine d’Orgeval pour LePasDeCôté, Pratiques Sociales, 19/7/2012

Publication « Entreprise Humaniste » (Bernard Benattar)

 

L’ouvrage écrit par plusieurs auteurs répond à une question essentielle, à savoir Qu’est-ce qu’une entreprise humaniste : Selon ce collectif dirigé par Jacques Horovitz.

Il s’agit «d’une entreprise qui a fait le choix du management par les valeurs plutôt que par les règles, et qui met les hommes et les femmes au coeur de l’entreprise au lieu de la performance».

Les auteurs décortiquent cette thèse et dévoilent les clés pour mieux appréhender cette notion. 26 consultants, en l’occurrence Frédéric Beaud Bernard Benattar Michel Calef Sandra Chauvin Véronique Cherki Philippe Cosson Pierre Daems Nicole Danon Stéphane Flahaut Hervé Franceschi Olivier Herold Pierre-Arnaud Juin Victoire Lejuste Régine Lepage Claire Lustig-Rochet Patrick Minod Béatrice de la Perrelle Agnès Poirier Jocelyn Rémy Martine Renaud-Boulart Brigitte Romagné Étienne Roy Sandra Sadat Annie Sarthe-Innocenti Édouard Stacke Gill Webb ont rédigé cette oeuvre. Tous sont sensibles à une nouvelle forme de management.

Etayé par exemples concrets d’expériences réussies, les auteurs démontrent les avantages de ce nouveau type de management. C’est bien dans cette optique que Jacques Horovitz met en exergue les pratiques mises en place chez Châteauform, une entreprise atypique qui offre des sites entièrement dédiés aux séminaires d’entreprise avec un accueil «comme à la maison». Bref, l’ouvrage est destiné à toutes les populations des managers en passant par les responsables RH ou encore les étudiants. Tous pourront découvrir les limites du management classique.

Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris et de l’Université de Columbia, Jacques Horovitz enseigne le management, la stratégie de service et marketing à l’IMD, Institut for management development, Lausanne, Suisse (en 2014). Il est aussi président-fondateur de «Châteauform» the home of seminars (1996) qui est positionné dans la transformation et la rénovation de demeures historiques pour la réception de séminaires d’entreprise.

Ed. Broché  
(2 janvier 2013)

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Participation et posture professionnelle (conférence-article Bertrand Hagenmüller)

D’un côté on ne cesse de valoriser la participation des habitants comme solution à la plupart des problèmes, de l’autre on ne peut qu’observer la difficulté des professionnels à mettre en œuvre concrètement cette participation. Comment, dès lors, interpréter l’écart entre les discours et les pratiques, quels sont les freins qui empêchent de passer de la parole aux actes.

1. La « demande » de participation : une évolution sociétale majeure

On observe dans nos sociétés occidentales un puissant mouvement de « désinstitutionalisation » qui rend de plus en plus insupportable l’imposition de décisions « par le haut ». Pendant longtemps les « institutions » ont été considérées comme détentrices d’un pouvoir légitime, de telle manière que l’autorité de ses représentants (des travailleurs sociaux pour ce qui nous occupe) ne reposait pas tant sur les qualités de ces derniers que sur le simple fait qu’ils incarnaient l’institution. Désormais la légitimité de l’autorité ne semble plus obéir au même ressort. Pour considérer une décision comme « légitime » nous exigeons : la reconnaissance (« je veux qu’on me prenne en considération, qu’on m’entende en tant qu’acteur et Sujet ») et la transparence (« je veux que l’on m’explique pourquoi les choses se font de telle manière »). En un mot je veux être « associé », « participer » aux décisions qui me concerne. Dès lors le mépris et l’arbitraire nous apparaissent comme des pratiques intolérables dans la mesure où elles nous dénient le droit d’être considérés comme des Sujets.

C’est dans ce contexte que la participation est devenue un enjeu majeur dans le travail social, que ce soit en individuel, via la contractualisation, ou en collectif, via les Conseils de la Vie Social ou les actions collectives par exemple ; les lois votées à ce sujet attestant clairement ce mouvement de société (on pense par exemple à la loi 2002-2 dans le social et le médico-social). Mais alors pourquoi la participation des habitants, qui fait l’objet d’un fort consensus chez les professionnels et les « politiques », est dans les faits si peu mise en œuvre ? Autrement dit quels sont les principaux freins à l’instauration effective de cette pratique ?

2. Les freins à la mise en œuvre effective de la participation

Pour tenter de répondre à cette question je me référerai principalement au champ dans lequel je travaille, c’est-à-dire celui de l’intervention collective dans le secteur du social.

Place du professionnel et participation
Que reste-t-il du patronage ?

Pour ce qui relève de la mise en place d’actions collectives, il n’est pas rare qu’en tant que professionnels nous choisissions de transmettre ou de ne pas transmettre une information à un usager ou que nous décidions d’impliquer les habitants dans la construction du projet ou, au contraire, de les tenir à l’écart, parce que dit-on : « ça ne les intéressera pas », « ça va créer de la confusion » ou encore « les usagers ont d’autres choses à penser étant donner leur situation ». Ce faisant nous nous plaçons en protecteurs des intérêts des usagers, et « pour leur bien » nous décidons seul. Bien sûr, ce raisonnement se justifie dans certains cas, mais son caractère récurrent confère à une forme d’infantilisation des usagers qui n’est pas sans rappeler l’esprit du paternalisme défini par le Petit Robert comme « la tendance à imposer un contrôle, une domination, sous couvert de protection ». Mettre en œuvre une participation effective suppose de rompre avec ce type de pratique et de se donner comme objectif transversal, du moins dans les projets d’actions collectives, de permettre aux gens de (re)trouver de pouvoir sur leur réalité sociale, familiale ou individuelle … mais donner plus de pouvoir aux usagers-habitants, n’est-ce pas risquer d’en perdre en tant que professionnel ?

L’usager ou l’Autre (social)

Le deuxième élément qu’il faut prendre en compte c’est que la mise en place d’une participation réelle est souvent facteur d’incertitude et donc d’anxiété chez les professionnels. Dès lors que l’usager n’est plus considéré comme uniquement destinataire de l’action mais aussi comme acteur, il est impératif qu’il participe à l’élaboration des projets. Les professionnels sont de ce fait acculés à sortir de « l’entre soi » et il devient impossible de « ficeler » un projet dans le huit clos des salles de réunions, entre personnes partageant les mêmes représentations et le même habitus de classe … il faut désormais tenir compte de l’habitant ! Cette apparition vient soulever de nombreuses interrogations : « Si les usagers ont la même place que moi dans la construction du projet, quelle est ma plus-value de professionnel ? Comment s’adapter aux besoins toujours changeant des usagers ?… ». L’usager-habitant amène de l’incertitude par ce qu’il est (souvent issu d’une catégorie sociale ou ethnique qui n’est pas la nôtre), et par ce qu’il veut (difficile de concilier objectifs professionnels et champ d’expérience de l’habitant). L’usager c’est « l’Autre » et en particulier « l’Autre social » … l’Autre c’est l’incertitude … et l’incertitude est anxiogène !

La mobilisation collective : « c’est bien mais ce n’est pas l’essentiel »

Les actions collectives et la mobilisation collective est encore aujourd’hui considérée chez bon nombre de professionnels comme des actions intéressantes certes mais secondaires au double sens du terme :

– Elles seraient secondaires pour les gens … leur priorité étant de résoudre leurs problèmes financiers (tout se passe comme si la réflexion à ce sujet s’était bloquée dans les années 40 avec la sacro-sainte « pyramide de Maslow »)

– Elles sont secondaires pour les professionnels : le « vrai » travail étant l’intervention individuelle

Une idéalisation de la notion de « participation »
L’image du citoyen « modèle »

Il me semble que la manière dont la tradition française envisage la participation freine considérablement sa mise en œuvre. Dans notre imaginaire collectif la participation est celle du « citoyen » perçu comme un modèle d’engagement dans l’espace public, sorte de premier de la classe, poli, intelligent, clair, assidu et disponible … alors forcément comment ne pas être déçu par une réalité qui en comparaison apparaît nécessairement bien fade ! Les gens, et de surcroît les personnes souvent précarisées avec qui l’on travail dans l’action sociale, ne ressemblent en rien à l’idéal-type du citoyen (ils veulent quelque chose et le lendemain son contraire, ils s’impliquent une semaine et on ne les voit plus pendant un mois) … tout dans la participation nous renvoie à notre propre médiocrité d’individu. Dès lors c’est peut-être la représentation de ce qu’on entend par « participation » qu’il faudrait faire évoluer, quitter le fantasme et entrer dans le réel, faire avec « ce qui est » (la participation réelle) et non avec « ce qui devrait être » (la participation fantasmée). Cela permettrait peut-être de relativiser les attentes liées à la participation, de cesser de dénoncer comme du « consumérisme » les attitudes qui ne correspondent pas à notre vision idéalisée, bref de prendre les gens comme ils sont en laissant de côté la rhétorique passéiste du « c’était mieux avant » ou du « aujourd’hui les gens ne s’engagent plus … »

 La participation et le conflit social

Le dernier point qu’il me paraît important de mentionner est lié aux conséquences de l’ouverture d’un espace démocratique. Il ne faut jamais oublier que la participation génère du conflit au moins autant qu’elle ne l’apaise, ou en tout cas, qu’elle rend visible, publicise les rapports conflictuels. Ainsi, plus vous ouvrez des espaces de paroles plus vous créez des conflits potentiels et des occasions de montrer ses désaccords. J’ai été récemment amené à organiser une concertation pour Réseau Ferré de France dans le cadre des projets GPSO (installation de lignes à grandes vitesse dans le Sud-Ouest de la France). Il est frappant de remarquer que pendant très longtemps les dirigeants décidaient unilatéralement que telle voie ferrée passerait à tel endroit ou que telle route couperait telle propriété. Bien sûr il y avait des mécontents, des « victimes » de ces projets (et en premier lieu ceux dont on rasait les maisons) … mais on ne les entendait guère. La voie ferrée ou la route était construite sans conflit majeur apparent. Désormais on met en place de grandes concertations ou non seulement on informe les gens mais en plus on leur demande leur avis. Pas d’illusion toutefois : tout n’est pas transparent et bon nombre de décisions ne tiennent pas réellement compte de la concertation. Mais, force est de reconnaître que c’est à l’heure où la parole des gens est davantage prise en considération, que nous n’avons jamais autant parlé de « manipulations » , d’Etat qui se comporte en « rouleau compresseur », de « mépris des citoyens ». En ce sens, plus les autorités sont démocratiques plus les citoyens semblent exigeants. Reste que la multiplication des conflits liée à l’ouverture d’espaces démocratiques ne doit pas être interprétée comme le signe d’un dysfonctionnement social (auquel cas on cesse de mettre en place des dispositifs participatifs), mais bien au contraire comme le signe de la vitalité du corps social et des acteurs qui le compose.

En guise de conclusion …

Si l’on résume, mettre en œuvre concrètement la participation des usagers, des habitants ou des familles, passerait par l’abandon d’une posture de surplomb, l’acceptation de l’incertitude générée par l’irruption de l’Autre (social) ; impliquerait de faire avec les « faiblesses » de chacun et risquerait d’amplifier les conflits sociaux ! On comprend dès lors pourquoi il est si difficile de mettre œuvre dans les faits ce qui semble acquis dans le discours … et l’on mesure aussi le véritable défi que pose aux professionnels la problématique de la participation.

La participation devient alors un « indicateur » précieux, une « porte d’entrée » pour travailler en profondeur la question de la posture professionnelle.

Bertrand Hagenmüller, Conférence-article, pour le Conseil Départemental de la Gironde (2011)

L’intervention philosophique : une pratique de médiation en prévention et réparation des RPS ? (article-conférence Bernard Benattar)

Justice, vérité, liberté, dignité, honneur, solidarité, loyauté, respect, reconnaissance, sont au cœur des RPS, non comme valeurs mais comme pathos, non comme désirs mais comme manques, rarement aussi comme questions. C’est ce que l’on appelle pudiquement la perte de sens, lorsque l’on désespère de comprendre, et pire encore lorsqu’il n’y a plus rien à désirer, pour l’animal laborans ..

Comment en arrive t-on à imposer des cadences intenables, des surcharges de travail, des pressions psychologiques ? Qui décide de doubler les objectifs de croissance de rentabilité ou de profit ? Au nom de quelles rationalités ? En vue de quoi ? Qu’est-ce qui tue le désir et la puissance d’agir entre ordres absurdes et contrôles obsédants ou jeux de pouvoirs insensés ? Qu’est ce qui est injuste ou indigne ici, et pour qui ? En quoi et à quels propos est-il nécessaire d’évaluer nos valeurs sans lesquelles le travail n’a pas de valeur ?

Si ce terme consensuel et parfois cynique de « RPS » laisse à penser que ces facteurs de risques pour la santé mentale, ne sont pas le fait d’une volonté autonome, mais le produit d’un système, se pose alors la question de la résistance à cette « irresponsabilité» mécanique, qui se joue subtilement dans chaque rouage de l’organisation. S’il nous pousse aussi à reconnaître désormais l’existence d’un Sujet au travail moralement vulnérable, nous pouvons penser la capacité de l’éthique, comme « philosophie première » du côté de la création concertée de sens et de valeurs, anti-dote pour les un et les autres à la passivité.

C’est d’une pratique paradoxale de médiation dont nous voulons témoigner, cherchant à conjuguer une posture de neutre ardent comme dit Rolland Barthes, capable dans les conflits de déjouer « le binarisme des oppositions» et une audace de questionnement permettant de penser ensemble le travail et ses humanités.

Nous tenterons d’en apercevoir l’efficience dans la construction des responsabilités et des compromis de sens « mutuellement acceptables » ; Un processus qui favorise le passage de la norme unilatérale à la vérité partagée, la production d’un réel sens commun.

Bibliographie :

Hannah Arendt – Condition de l’homme moderne – ed Pocket
Hannah Arendt – Eichmann à Jérusalem – ed. folio histoire
Paul Ricoeur – Parcours de la reconnaissance – ed. folio essais
Epictète – Ce qui dépend de nous – ed. arléa
Henri Arvon – La philosophie du travail – ed. PUF
Emmanuel Levinas – Liberté et Commandement – ed Le livre de poche, biblio,
Michel Foucault – Le gouvernement de soi et des autres – ed. Gallimard Seuil
Rolland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, 1977-1978, en 2 CD, ed. Seuil
Olivier Abel – De l’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique, P.195, ed. Albin Michel, 2002.

« Agis donc de telle sorte que tu traites l’humanité,
aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre,
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » .
Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant 1724

 

Conférence

Je remercie François Hubault de m’avoir donné cette occasion de réfléchir plus avant à cette question-là, pour laquelle je me sentais doublement concerné, en tant que psychosociologue et en tant que philosophe. Car ce terme de risques psycho-sociaux, polysémique à souhait, semble bien vouloir désigner une origine des risques autant qu’une nature, et nous pousser, nous intervenants, à nous questionner à la fois sur les systèmes d’interactions aveugles que sur la reconnaissance d’un sujet au travail, moralement vulnérable.

1. La vision psychosociologique des RPS

1 – 1 L’adjectif « psycho-sociaux »

Je m’interroge sur cet adjectif psycho-sociaux, qui selon les usages s’écrit avec un trait d’union ou pas, avec ou sans majuscule à l’un et l’autre terme. Que veut-on signifier ? L’articulation et la distinction entre ces deux champs, le psychologique et le social, tout en gardant la primauté de l’un sur l’autre ou l’émergence d’un champ complexe, permettant de penser les deux en un ?

C’est assurément le champ de la psychosociologie, comme discipline d’étude et d’intervention, que de chercher à comprendre les rapports réels et imaginaires entre individu et société, d’analyser les influences du groupe sur les comportements individuels, depuis l’organisation objective jusqu’aux invisibles jeux interpersonnels. C’est une orientation clinique alliée à une posture d’étonnement, qui permet notamment d’observer comment les organisations suscitent des comportements contraires de ceux qu’elle réclame.

1) La solidarité dans les vignes

Pour exemple, quasi caricatural, je me souviens d’exploitants viticoles, se plaignant du manque total de solidarité entre les vendangeurs et que j’avais d’emblée questionnés, à leur corps défendant, sur leur organisation :
« Comment les formez vous ? », « On leur passe une cassette vidéo à leur arrivée »
« Comment les logez vous ? » , « Pour éviter tout conflit, ils sont logés dans des baraquements aux quatre coins de la propriété, en séparant les Marocains des Tunisiens et des Algériens »
« Faites vous des repas en commun », « Non, vous n’y pensez pas, qui aurait le temps de les préparer ! »
« Comment travaillent-ils ? », « Ils vendangent chacun seul dans sa rangée, pour prévenir les disputes et chaque cageot porte leur numéro afin de contrôler la qualité de leur production ».

Je vous passe les détails, mais ceci pour montrer comment par ces questions, ne portant pas sur les individus eux-mêmes, mais sur les processus, il est possible de mettre en évidence l’origine psychosociale des comportements incriminés, dans cet exemple, des facteurs organisationnels convergents susceptibles de favoriser le repli individuel et d’alimenter les tensions entre les communautés.

1 – 2 Une approche systémique

Outre ces éléments objectifs d’organisation, je cherche à déceler pour pouvoir les déjouer, des mécaniques interactionnelles aberrantes qui, dans bien des cas, échappent aux intentions des acteurs.

2) A la maison

Si je rentre à la maison en disant : je suis fatigué et que ma femme me répond instantanément : moi aussi, ce qui est très fréquent, et s’il me vient alors à l’idée de renchérir par un : « oui mais moi j’ai fait une conférence fort importante et veillé tard pour la préparer », ce mais moi met en place une petite mécanique d’escalade, qui risque bien de nous valoir une fort mauvaise soirée, si aucun des deux ne s’avise de chercher à l’enrayer.

3) Dans une circonscription d’action sociale

Des assistantes sociales sont en conflit avec des secrétaires d’accueil. Les secrétaires se sentent méprisées et maltraitées par les AS, qui elles-mêmes se plaignent de l’action stressante des secrétaires à leur égard et de leur manque de bonne volonté dans l’accomplissement des tâches qu’elles leur confient. En s’interrogeant sur leurs modalités de communication, les AS localisent l’origine de leur stress du coté de ces manières récurrentes qu’ont les secrétaires de les appeler : « Il y a ton urgence à l’accueil, dépêche-toi !». Ou encore lorsqu’elles font sonner le téléphone trois fois, juste le temps pour l’AS de courir à son poste et d’arriver trop tard pour répondre. Ces petites sources d’agacement provoquent par la répétition et l’habitude, des réactions en chaîne et des procès d’intention sans commune mesure, qui alimentent conflits et inimitiés.

4) Dans une usine agro-alimentaire

Une ouvrière occupe un poste de « pilote de ligne », sur une chaîne de conditionnement de packs de compotes de pommes en coupelles aluminium. Son travail consiste à approvisionner et contrôler une machine sophistiquée d’emballage et, en cas de blocage des coupelles, à actionner le bouton d’arrêt de toute la chaîne avant que celles-ci n’explosent obligeant au nettoyage long et coûteux de la machine. Il lui arrive par deux fois consécutives, de ne pas stopper la chaîne au bon moment. Cette ouvrière sans problème jusque-là, compétente et appréciée, fait alors l’objet de toutes les sollicitudes ; on lui demande si elle a des soucis chez elle, on la met en garde chaque matin de faire attention, de ne pas être distraite, sur un ton mi-compatissant, mi-menaçant. Pour autant, le problème s’aggrave jusqu’à son affectation à un poste semblable sur une nouvelle ligne de production, non plus cette fois rectiligne mais faisant un coude juste avant son poste. De ce jour-là, désormais à l’abri du regard de ses collègues, elle cesse d’être distraite !
Dans cette histoire dont l’heureuse issue est le fruit du hasard, on peut voir comment l’injonction quasi mécanique faite à cette femme de « faire attention » et les multiples tentatives de contrôle de sa vigilance, ont contribué à chroniciser le problème et cela avec les meilleurs intentions du monde.

Pour autant, il serait naïf de croire que la seule élucidation de ces mécaniques interactionnelles, au motif d’une prise de conscience, ou de leur substitution experte par d’autres process plus performants, suffise à les épuiser et moins encore à en changer le sens. Il s’agit peut-être, comme le disait Hannah Arendt à propos de Socrate, de paralyser provisoirement, l’action (mécanique) par la pensée, chercher ensemble ce qui peut faire rupture, grain de sable, pour restaurer la sagacité, l’initiative, et la responsabilité. Plus encore penser ensemble le travail, sa philosophie, ses conséquences politiques, c’est courir d’autres risques psycho-sociaux, non pas subis, mais choisis, non plus ceux qui provoquent suicides et passions tristes, mais ceux là même inhérents à notre vulnérabilité morale, qui nous rendent vivants et libres dans un monde commun.

2. La philosophie au travail

Lorsque mon fils cadet avait six ou sept ans, nous avions convenu qu’un soir sur deux, avant de dormir, nous nous poserions mutuellement des questions au lieu que je lui raconte des histoires. J’ai souvenir d’une fois où il m’avait d’abord demandé combien il y a de fourmis sur terre, question qui m’avait beaucoup embarrassé et à laquelle j’avais répondu par une pirouette sur le nombre de fourmis possibles sur un cm2. Après quoi je lui avais proposé par jeu, de m’expliquer quelle différence il faisait entre l’espace et le temps. Il avait réfléchi un moment, puis donné avec beaucoup de sérieux, cette réponse d’une incroyable pertinence philosophique : « oh là là, l’espace c’est beaucoup moins profond que le futur ! »

C’est un exemple parmi tant d’autres, qui nous rappelle si besoin, à quel point le questionnement philosophique, habite tous les âges et toutes les conditions, pour peu qu’on en cherche l’occasion ; une façon aussi d’illustrer cette posture de philosophe que j’essaie de tenir, par laquelle notre philosophie en héritage, celle qui s’écrit, se lit et s’enseigne, doit pouvoir faire la place à une philosophie en dialogue, chaotique et inchoative..

En prenant le parti depuis plus de 20 ans, de cultiver ces occasions de philosopher au travail, j’ai bien sûr rencontré nombre de DRH, responsables de formation, ou dirigeants, me disant : « Faites attention, si moi j’aime me poser des questions et réfléchir à ces enjeux-là, eux risquent de ne pas comprendre. Ce qu’ils veulent, c’est du concret et des outils ! » Ou encore : Moi, vous savez, je suis pragmatique ! L’idéologie du pragmatisme est à mon sens au cœur des RPS, quand elle justifie coûte que coûte la recherche d’efficacité à court terme et l’absence de réflexion sur la complexité des enjeux humains au travail.

Mais j’ai tout autant constaté derrière les positions de principe, le désir criant de prendre du recul, de sortir la tête du guidon, de penser ensemble d’autres horizons et raisons sociales que le résultat immédiat

On invoque à qui mieux mieux une quête de valeurs ou de repères, et les vendeurs de valeurs se bousculent à tous les coins de rue. Mais il me semble, que cette quête-là, au-delà de l’illusion consumériste, ne requiert pas des valeurs en prêt à penser, des cartes d’état-major pour savoir comment s’orienter chaque matin ou des morales d’emprunt. Plutôt qu’une simple quête de valeurs morales, je veux croire qu’il s’agit d’ un désir vital d’être source de valeur pour soi et pour les autres, auteur de son travail avant d’en être acteur, afin de concilier le beau travail avec le bien vivre ensemble.

Toutes les plaintes au travail, relatives aux RPS, parlent de justice, de vérité, de dignité, d’honneur, de respect, de reconnaissance, autant de références philosophiques qui, bien loin de désigner des réalités univoques et semblablement entendues, condensent expériences, désirs, impuissances, doxa et pensées singulières. Crier justice par exemple, peut s’entendre comme un désir d’entente devenu désir de vérité (au moins savoir pourquoi), puis volonté de Justice (être reconnu dans son droit), et parfois rêve de vengeance ( en finir )…

2 -1 . L’hospitalité de la plainte

La question des RPS se pose certes en termes juridiques, de qualité, de coûts, mais d’abord en termes de plainte. On se plaint des rythmes, des pressions, des injustices, du non-sens, de harcèlement, de l’absurdité du travail, des collaborateurs « boulets », des chefs despotes, etc. On vient nous voir avec une souffrance, une contestation, une revendication, une récrimination, une demande de réparation. Et alors ? Qu’en fait-on de cette plainte ?

On l’enregistre, on la soigne, ou bien on lui donne l’hospitalité ? D’un point de vue épistémologique, ce sont trois modes d’écoute et d’objectivation possibles fort différents, qui ne sont pas sans effet, loin s’en faut, sur la nature même de la plainte et ses conséquences. L’enregistrement reconnaît un sujet de droit, inscrit le dit dans un ordre légal et institutionnel et donne un statut de victime au plaignant, qui peut attendre dès lors que la justice soit rendue. Le soin reconnaît la souffrance et éventuellement une pathologie, qui donne un statut de patient, justifiant d’un traitement. L’hospitalité est à mon sens d’ordre éthique, elle fait place à la singularité du Sujet et à la différence.

A la maison, donner l’hospitalité à un étranger, c’est d’abord, l’inviter à s’asseoir dans le salon et lui dire : ne bougez pas je vais chercher l’apéro. Ce n’est pas d’emblée lui dire : allez où vous voulez ! Il s’agit de prendre le temps de s’observer pour s’assurer des bonnes intentions de son hôte, mais aussi transmettre les us et coutumes minimum, s’accommoder d’étranges usages, reconnaître l’Autre en renonçant à tout comprendre, se laisser étonner. C’est à la fois une disposition d’ouverture et une structuration de la relation.

Donner l’hospitalité à la plainte signifie que l’on va l’asseoir, la regarder ensemble, peut-être se laisser dépasser par elle, avant d’en déterminer la nature et la cause. Or si j’ai connaissance des RPS à la mesure de l’accès à la plainte, instituer ce choix de l’hospitalité, induit un rapport de co-responsabilité, par lequel il devient possible de chercher ensemble les remédiations possibles.

2 – 2. Deux expériences en matière de réparation des RPS

1) Les gardiennes de musée humiliées:

Dans un petit musée, installé dans une maison de maître, en pleine campagne, j’ai pour mission d’accompagner l’autonomisation des musées du Département et l’enrichissement des tâches des gardiens. Lors d’un entretien avec une gardienne, celle-ci se met à pleurer en me confiant qu’elle vit un calvaire dans ce musée depuis 15 ans, à cause du gardien chef. « Il m’envoie tous les jours au troisième étage, qui ne reçoit jamais de visiteur, sauf les enfants le mercredi, pour des ateliers animés par une conférencière que je n’ai même pas le droit d’aider. En plus chaque matin, il nous réunit (les dix gardiennes) à la queue leu leu devant lui, pour nous attribuer chacune notre tour, les tâches ménagères, qu’il inscrit dans un grand cahier. Et chaque fois, je ressens cela comme une humiliation. » Une autre gardienne chargée de la vente des cartes postales me confie aussi, que lorsqu’elle compte les recettes de sa journée, il passe dans son dos, ce qui provoque chez elle une espèce de panique, toujours suivie d’une erreur de calcul. Il lui dit alors systématiquement: « Heureusement que je suis passé par là! » Est-ce un risque psycho-social ?

J’ai arrêté de mener ces entretiens individuels, qui sont comme des réservoirs de plaintes, et nous nous sommes mis tous autour d’une table, avec l’idée d’exercer ensemble cette hospitalité. C’est-à-dire d’objectiver, en regard du sens du métier, du sens du projet muséal, du sens des responsabilités de chacun, ce qui faisait l’objet de tant de ruminations et de souffrances. J’ai demandé aux gardiennes et au gardien-chef réunis, d’écrire ce qui leur paraissait particulièrement signifiant de leur métier et de leurs conditions de travail et important à dire ce jour-là, pour qu’on puisse en discuter ensemble. Cette femme qui s’était confiée à moi, sans doute la plus « touchée », a lu la première ce qu’elle avait écrit, dans un style concis et descriptif, tout ce qui lui rendait la vie impossible, toute cette organisation qui n’avait pour elle aucun sens. Après un long silence, le gardien-chef a dit : « je me rends compte de ce que c’est que la connerie humaine ». Il parlait de lui bien sûr ! et ajouta : « Je pensais que c’était une bonne manière de varier les tâches et d’impliquer mon équipe ».

À partir de ce jour-là, s’est mis en place un collectif de travail, sous la responsabilité du conservateur, pour repenser la place des gardiens au sein du projet muséal, dont ils voulaient être porteurs. En lieu et place de l’invivable distribution des tâches, ils ont instauré une réunion conviviale pour démarrer la journée, au cours de laquelle ils se partageaient le travail et faisaient le point sur les actions en cours ou les difficultés rencontrées.

La morale de cette histoire est de pouvoir se dire que la bêtise est beaucoup moins épaisse qu’elle ne paraît ! C’est aussi un choix éthique, que de ne pas assigner le sujet à ses actes et de pouvoir penser l’autre de l’autre, y compris chez le pervers ou le criminel. Elle induit en matière de médiation, une naïveté méthodique et critique, qui s’abstient d’interpréter les intentions à partir des signes aussi évidents soient-ils et crée des accès nouveaux à l’altérité.

2) L’homme qui n’avait pas de cœur

Un directeur général réunit en séminaire annuel de deux jours l’ensemble des directeurs de foyers accueillant des personnes handicapées mentales de la région. Il souhaite que je facilite leurs réflexions sur les mutations en cours et sur la philosophie commune de l’équipe. Mais à peine assis, je croise le regard incendiaire d’une participante à qui il me paraît indispensable de demander sans délai ce qui ne va pas. Elle me répond : « l’homme qui est à coté de vous n’a pas de cœur ! ». Je choisis en médiateur de me mêler de ce qui ne me regarde pas, par ces questions qui consistent à localiser, discriminer, requalifier le propos, ses raisons et son histoire: A propos de quoi et depuis quand pensez vous une chose pareille ? Que faites-vous depuis ? et vous-mêmes monsieur, comment comprenez- vous une pareille accusation, quel effet produit-elle, etc. ? C’est un travail d’anamnèse du jugement et de contextualisation, qui permet de sortir des généralisations. Elle explique qu’elle a été contrainte de nous rejoindre par une lettre recommandée reçue à son domicile, lui en faisant l’injonction, alors que le lendemain aura lieu l’enterrement d’une de ses résidentes. Celle-ci, vivant depuis quinze ans au foyer, avait décidé de se donner la mort, en cessant de s’alimenter, alors que toute l’équipe s’était battue coûte que coûte pour l’en empêcher. La directrice rajoute aussi que son directeur lui avait demandé de se faire représenter par son adjointe, ce qu’elle trouve tout à fait cynique !

C’est évidemment une énorme perte de sens pour elle, qui croit en l’humanité partagée de ce métier. C’est en même temps un fort sentiment d’injustice, vis-à-vis des prérogatives d’un chef, qui n’a pas à son sens, le droit (moral) de s’ingérer dans ce qui pour elle relève de choix personnels inaliénables.

On s’est demandé ensemble ce qui est juste dans une histoire pareille. Pour le Directeur, ce qui lui semblait juste, c’était de tenir un cadre, d’empêcher à cette subjectivité de s’exercer aux dépens de l’intérêt général. Mais il a reconnu qu’il s’était montré aveugle et tyrannique dans cette occasion-là, en réaction à bien d’autres situations où elle avait, pensait-il, volontairement échappé aux contraintes institutionnelles, notamment par son absence répétée à ces réunions régionales. Il supposait que ce faisant elle cherchait à maintenir son indépendance, au mépris d’une appartenance de tous les foyers à la même association et à se soustraire aux nouvelles règles de gestion centralisée des établissements. Ce qu’elle concevait comme son autonomie légitime, lui, l’interprétait comme une volonté d’indépendance.

Nous sommes sortis ensuite du problème, pour réfléchir ensemble sur la question du commandement tyrannique, en nous appuyant sur la lecture d’un texte d’Emmanuel Lévinas . Qu’est-ce qu’un acte tyrannique ? A partir de quel moment le devient-il ? Comment sortir de ce paradoxe du commandement qui en appelle à la responsabilité par définition autonome du sujet, à sa nécessaire liberté et qui en même temps suppose l’obéissance ? A la pause, ils se sont expliqués plus avant et mis d’accord, pour que la directrice se rende aux obsèques, puis revienne participer à la fin du séminaire. (Ce qui lui demandait l’effort de parcourir plus de deux cents kms.

Ce qui a fait réparation, autant que prévention, me semble-il, c’est déjà d’avoir simplement pu penser ensemble, en égalité de parole, par la médiation des tiers. C’est aussi d’avoir mis un terme provisoire à l’escalade des surinterprétations sans conteste, d’avoir réactualisé des valeurs communes, essentielles au désir de ce travail, d’avoir construit des compromis de sens.et d’action.

2 – 3. Du coté de la prévention, l’éthique comme Philosophie première

L’atelier de philosophie à l’hôpital

J’anime un atelier de philosophie du travail, une fois par mois, une matinée entière, auprès d’un groupe mixte de médecins, directeurs d’hôpitaux et cadres administratifs. Des métiers et fonctions aux rationalités très éloignées les unes des autres, alors que chacun s’attend à partager un monde commun, d’intérêts et de valeurs convergents.
Un sujet choisi à la majorité du groupe : « Peut-on manager sans maltraiter ». Pourquoi un sujet pareil ? Parce que le manager, bien souvent, se sent étranger à ces orientations et injonctions qu’il est chargé de « faire passer ». Les réformes hospitalières allant d’un tel train, on peut penser que les managers ont à les mettre en œuvre avant de se les approprier, bien loin d’en partager les raisons.

C’est d’ailleurs une problématique managériale fréquente, (un RPS ?) que de devoir imposer aux autres ce qui paraît inepte, voire que l’on réprouve soi même. Faire adhérer à une politique commerciale, à un plan de restructuration, ou à un nouvel outil de gestion, est un leitmotiv volontariste, qui semble vouloir faire l’économie de la transmission et du débat

Ces « matinales » sont donc l’occasion de prendre de la hauteur de vue en exerçant une liberté de penser à voix haute. Elles favorisent un dialogue réel, (par lequel la raison de l’un peut éclairer celle de l’autre), sur les questions éthiques que posent inévitablement tel ou tel choix gestionnaire ; une manière de clarifier ce qu’on est tenu de faire, jusqu’où, pourquoi et ce qu’on veut en faire, compte tenu des responsabilités et références de chacun.

3. Vers une éthique partagée

Penser ensemble des impensables, faire parler nos chères valeurs, trouver les accès de l’une à l’autre, décongeler ou déplier ces mots « mana » , censés faire sens commun, se réjouir de douter ensemble des certitudes immobiles, déclencher des processus de rationalisation créatifs, c’est l’affaire d’une éthique partagée. Nos valeurs indiscutées nous tiennent éloignés du réel et des autres au risque de devenir des idéaux persécuteurs. Comment le sait-il l’autre, à quel point tel ou tel signe me fait violence, à quel point il en va de mon intégrité, que de me soumettre à cet ordre-là, dont l’absurdité tue mon désir d’agir ?

Pour nous, intervenants, il s’agit d’en rechercher les conditions de possibilité, non pas de venir avec une éthique « en boite », ou en charte, aussi universelle soit-elle. Quand on se pose entre nous, explicitement, au beau milieu du travail, des questions de justice, de vérité, de liberté, de dignité ou de responsabilité, ce n’est ni pour asséner une leçon de morale de plus, ni pour faire une dissertation savante. C’est pour identifier ces blocs de pensées, préjugés, clichés, stéréotypes, qui nous tiennent enfermés en nous-mêmes. C’est aussi pour les déconstruire, non pas les mépriser, mais tenter de retrouver en eux une multiplicité de significations vives partageables. C’est encore pour mettre en perspective idéaux et pratiques professionnelles dans des allers-retours incessants.

Cela suppose des lieux et temps, en dehors des urgences, où l’on recherche ces conditions du penser et de la délibération qui me paraissent proches de la parrêsia grecque dont parle Michel Foucault, à savoir : garantir une égale liberté de parole, (quelques soient les statuts), se parler en vérité (non pas en langue de bois), avoir le courage de dire ce que l’on pense (au risque d’être contredit), assumer quand même le jeu de l’ascendant (exercer ses responsabilités statutaires).

Passer du registre de l’obligation morale unilatérale à l’éthique partagée, ce n’est pas adhérer ou s’adapter un peu plus, c’est rechercher les conditions du désir d’agir ensemble, actualiser les consensus et consentir à d’inévitables compromis, comme dit Olivier Abel , « l’acceptation du fait que les désaccords sont indépassables ».

4. Discussion

« Vous avez parlé de mettre un grain de sable dans la mécanique, de revenir à un mouvement libre, j’aimerais bien que vous développiez cela. »
« L’intervention que vous décrivez suppose un préalable, c’est qu’il est admis que tout le monde soit autorisé à chercher du sens dans son travail, non pas que certains pensent le sens et d’autres l’exécutent. »
« Je reviendrai sur la quête de sens, c’est une question que la plupart des intervenants partagent. Mais quand on regarde dans les entreprises, la question qu’on nous renvoie, c’est ce qui fait sens pour moi, ne fait pas sens pour l’autre. Construire le sens pour le manager cela ne s’opère pas dans le même temps que pour ses collaborateurs. A quels référents cela renvoie t-il pour chacun de nous et dans quelles temporalités l’inscrire ? »
« Ce que vous dites me parle beaucoup et fait écho à ma propre expérience. Dans la question du sens, j’y vois deux sens : la question des valeurs propres de chacun et des différends entre chacun, des différences qui peuvent devenir des différends. Et il y a à ce moment-là l’explication du sens des différends par l’explication des différences. Ensuite, il y a la question du sens collectif au travail, de ce qu’est un « beau » travail. L’exemple que vous donnez de cette femme qui veut se rendre à l’enterrement de sa résidente, il n’est plus question de différences, mais du sens de ce qu’est un beau travail. C’est une mécanique un peu différente qui s’installe. »

Je ne sais pas si j’utiliserai l’expression quête de sens, qui renvoie à l’idée d’un sens déjà là, vérité révélée, en possession d’un expert. Avec cette demande de sens tout fait, on croit un peu au père Noël, pouvoir passer commande d’un sens qui nous éviterait de chercher par nous même et d’en prendre la responsabilité. Mais c’est une illusion consumériste qui ne résiste pas à l’usage.
Chacun dans son métier, qu’il soit médecin, gardien de prison, dirigeant d’une PMI ou ouvrier posté, s’est construit une idée propre et singulière de l’intérêt général, des convictions bien trempées sur ce qu’est un « beau travail ». L’organisation, les collègues, les contraintes de moyens, trahissent en permanence ces idéaux professionnels. Et c’est assurément une source importante de réprobations, mésestimes et conflits, à moins que ces références idéales ne soient partagées et mises en perspective des contraintes, à moins de rechercher ensemble les compromis mutuellement acceptables.

Une équipe de PMI en souffrance

Je suis intervenu dans une PMI (Protection Maternelle et Infantile), auprès d’une équipe pluridisciplinaire (médecins, psychologue, sage-femme, éducatrice de jeunes enfants, auxiliaires de puériculture et puéricultrice directrice). Ils souhaitaient un intervenant pour les aider à sortir d’une souffrance, due à des inimitiés entre eux de longue date, à l’absence de communication, à une mauvaise réputation, etc.
Il m’a semblé que l’équipe fonctionnait comme en huis clos, en raison de la promiscuité quotidienne, vécue de longue date pour la plupart d’entre eux, mais aussi à force de durcir les règles, afin que les usagers ne les changent pas pour ne pas prendre le risque oh combien invoqué, de ne plus « tenir le cadre ». Dans ce huis clos intimiste, il n’était plus jamais question de discuter de l’intérêt général, ces raisons d’être de l’activité censées aller de soi: le service rendu, la protection maternelle et infantile, le sens de l’accueil, la confidentialité, la responsabilité individuelle et collective. Car ces valeurs-là sont conçues comme des normes univoques qui s’incarnent dans des règles formelles institutionnelles, dont chacun attend la stricte observance par les autres. Il n’était pas un jour sans qu’un professionnel ne se sente pris en faute, mis en demeure de s’expliquer sur tel ou tel manquement contrevenant à la règle explicite, faisant alors symptôme d’un désaccord inacceptable sur les valeurs essentielles de l’action collective. Sous prétexte de confidentialité par exemple, on avait institué deux cahiers de transmission l’un pour les médecins, l’autre pour les personnels para-médicaux. Voilà une déclinaison de la valeur qui à l’usage devient la valeur elle-même, intouchable, aux conséquences désastreuses pour les coopérations, les contributions des uns au travail des autres.

Au li eu de traiter exclusivement de ces « dysfonctionnements » d’équipe, nous avons recherché ensemble la valeur des valeurs communes, repensé ces questions philosophiques pouvant orienter l’action : Que veut dire protection de l’enfance ? Quelle est la commande politique ? A quelles valeurs sociétales cela correspond-il ? Quel est le sens de la confidentialité ? Pourquoi les usagers feraient des confidences et pourquoi ne voudraient-ils pas qu’on parle d’eux ? En en parlant explicitement on a évidemment fait apparaître des différences d’interprétation des uns et des autres, d’un métier à l’autre, mais on a surtout réactualisé et originé du sens commun chez chacun. Les auxiliaires de puériculture par exemple, qui contrairement aux autres personnels, sont à plein temps dans la structure et qui se plaignaient d’être sans cesse sous contrôle, corvéables à merci, ont pu réaffirmer la légitime autonomie de leur métier qui ne les prédispose pas à être de simples exécutants, mais leur donne prise sur les enjeux humains de l’activité. Partant de là, nous nous sommes efforcés de retrouver des accords de coopération plutôt que de renforcer des règles de subordination.

C’est le principal rôle du tiers, non pas de se battre à armes égales, mais de faire office de grain de sable par sa naïveté insoumise et d’en créer la place pour d’autres.

« C’est un long processus que de déconstruire et reconstruire du sens commun, avec des inévitables compromis, qui nécessite du travail sur les représentations, les croyances, au-delà d’une simple discussion. On ne peut pas prendre cette affaire à la légère, en disant qu’il suffit d’un petit grain de sable et tout redevient clair. Le cheminement de cette transformation est exigeant en termes d’investissement, de temps et de méthodologie. »

« Je suis médecin du travail, pas très philosophe, plutôt terre-à-terre. Par rapport aux termes que vous employez, réfléchir, penser, pourquoi ne pas parler de développement de la pensée, où l’on guiderait les salariés pour leur restaurer un pouvoir d’agir sur des temps connexes libérés par l’employeur ? Mais dans ce cas là, n’est-ce pas dangereux pour l’employeur, est-ce qu’il va nous laisser faire ? Est-ce qu’il pense toujours comme avant, que le salarié n’est qu’une force de travail physique ou qu’il est également un homme doué de pensée ? »

Ma métaphore du grain de sable semble vous évoquer la légèreté ou l’inconséquence, je l’entends du coté de la modestie et de la disproportion des moyens. Il y a des machines – de guerre, comme dirait G. Deleuze – qui ne sont pas si puissantes qu’elles n’y paraissent dès lors que l’on trouve le bon grain de sable ou si vous préférez ce presque rien d’étranger au système, ou encore ces apories qui obligent à s’arrêter. Il faut évidemment une certaine résistance et la puissance subversive du désir de philosopher au travail.

Sujets rédigés par les participants

• Quelles sont les perspectives de survenance d’une véritable construction d’un mode de pensée centré sur le bien être de l’homme au travail au sein des organisations ?
• Tout le monde est-il autorisé à chercher du sens dans son travail ; en d’autres termes, dans le quotidien des organisations, n’y a-t-il des valeurs qui sont légitimes et d’autres qui ne sont pas reconnues comme légitimes ?
• Ne pas être réservoir de la plainte : tout à fait juste. Déplacer la souffrance, recentrer les débats sur le travail pour développer sa pensée et retrouver le pouvoir d’agir sur ses conditions de travail pour ne plus subir.
• Devenir acteur de la prévention c’est aussi redonner du sens à son travail pour participer à soigner son travail, donc le salarié .
• Que signifie revenir à un mouvement libre ? s’agit-il de liberté de mouvement ou de nouveauté du mouvement ?
• Laisser émerger et accueillir le nouveau, se surprendre, se laisser surprendre ?
• L’importance de l’ouverture pour l’intervenant vers le sens de l’autre.
• Quelles visions de l’homme ont les entreprises ? quelles visions de la vie ? est-ce que ces visions traversent leurs décisions ?
• Y a-t-il une place pour l’affection dans les relations de travail ? pour l’amour (sexualité mise à part, si c’est possible) ?
• Comment résoudre la contradiction des deux approches de résolution des conflits ? le construire ensemble ou la nécessité du rapport de force.
• Le salariat : déjà une grande perte de sens ?
• Humanité au travail
• Faites-vous une différence entre la demande et la plainte ?
• Aujourd’hui le discours dominant laisse penser que tout est possible sans faire de distinction entre possible et probable. Que dit le philosophe sur ce sujet ?
• Juste, Justesse, Ajustement, Justice… dans l’intervention !
• Les risques « psycho-sociaux » « le risque psycho-social », drôle de formulation… Le psychosocial serait en soi un risque ?
• Avoir trop de liberté est elle une contrainte (on en a parlé ce midi) ? comme cela peut se voir dans certaines situations de travail
• Les RPS parmi les professeurs du secondaire ? Le système scolaire (institution) et ses spécificités (les adolescents /carences éducatives/violences…) Permet-il l’introduction du tiers pour soulager les professeurs en difficulté ?
• Hospitalité de la plainte. Réparation de la plainte plutôt que la gestion des RPS, modèle économique
• Pouvoir et délégation de pouvoir
• Peut-on évaluer des RPS ? et traduire cela par des chiffres dans une colonne d’un document unique ?
• Être ou ne pas être dans l’hospitalité ?
• Le non choix du salarié a qui l’on donne de sur-choisir en tant que consommateur
• Peut-on travailler seul ou doit-on travailler avec les autres ?
• Le travail procède-t-il vraiment d’un système organisé ?
• Beaucoup construisent des murs, peu construisent des ponts ?

Bernard Benattar philosophe du travail, psychosociologue, Institut Européen de Philosophie Pratique

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organiser une communauté d’action (article Bertrand Hagenmüller)

Je voudrais exposer ici la manière dont un collectif d’habitants émerge, puis s’organise, pour devenir progressivement une communauté d’action sous l’impulsion, notamment, d’un organisateur communautaire. Pour ce faire, je m’appuierai sur une expérience de développement territorial menée dans un quartier d’habitat social de zone rurale[1] que j’ai animée de 2007 à 2011 dans le cadre de mes fonctions de sociologue/responsable de projet à l’association girondine Rénovation[2].

1. Empowerment et communauté d’action

A. Développer le pouvoir d’agir

À l’instar de Saul Alinsky[3], je définirai l’action entreprise dans ce quartier populaire comme une démarche d’empowerment dont l’objectif principal est de (re)donner aux acteurs le sentiment de pouvoir agir sur leur réalité individuelle et sociale. Ceci implique de renoncer aux discours moralisateurs de l’institution incitant inlassablement à « développer le lien social » ou à « donner des repères à des ‘jeunes en errance’ », discours qui impose « par le haut » ce que l’institution juge « bon » pour les habitants. Rompre avec ce mode de pensée, qui s’apparente à bien des égards à une forme à peine voilée de paternalisme[4], suppose de mener une réflexion pratique sur la manière dont on permet à un groupe d’habitants de retrouver prise sur son environnement, sans porter de jugement a priori sur ce que « veut » ce groupe. L’empowerment, entendu comme le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif[5], n’est donc pas une ambition « morale » ou normative, dans la mesure où il ne cherche pas à définir les finalités de l’action entreprise en fonction des « missions » de l’Institution, mais se centre sur les « moyens », c’est-à-dire sur les modalités d’émergence d’un projet[6].

Le rôle de l’organisateur communautaire est intrinsèquement lié à la définition qu’il (se) donne de l’empowerment. Pour ma part, voici les trois points qui me paraissent les plus importants : pas de mobilisation sans problème ; pas de « puissance d’agir » sans désir ; la prise de pouvoir est une « porte ouverte » pas une injonction.

Pas de mobilisation sans problème. Le seul référentiel acceptable est celui de l’expérience quotidienne des habitants (« qu’est-ce qui fait problème pour vous ? »). La seule demande légitime est la demande exprimée par la communauté d’habitants (« vers où voulez-vous aller ? »)
Cette approche possède l’avantage de partir des préoccupations des habitants et non de celles des professionnels. Elle évite ainsi de donner les pleins pouvoirs à l’organisateur communautaire dans la mesure où il n’appartient plus à ce dernier d’interpréter les demandes des habitants, catégorisant d’un côté les demandes « vraies » ou « bonnes » et de l’autre celles qui seraient irrecevables, en se plaçant dans un rôle d’aiguilleur voire de censeur. Pour l’organisateur de communauté ceci comporte le double avantage de : faciliter l’engagement des habitants, car on ne se mobilise jamais aussi bien que lorsqu’on part de ce qui fait sens pour les acteurs du territoire ; simplifier le dispositif puisqu’on évite ainsi les réunions parallèles de professionnels souhaitant traiter en « huis clos » certains aspects du projet.

Ainsi, dans le cadre de l’expérience du quartier Canteranne de Pauillac, les habitants ont très vite mis en place des sorties pour les jeunes, des actions d’amélioration de l’habitat ou encore des systèmes de redistribution alimentaire, alors que les professionnels auraient souhaité développer des « ateliers créatifs » pour répondre à une supposée « violence des jeunes ». Ces ateliers devaient prendre la forme d’espaces de « création vidéo » pour les adolescents, afin de permettre à ces derniers de « transformer leur conflit en création ». Si l’intérêt de ce type de projet n’est pas à remettre en cause, son utilisation de manière standardisée, sans tenir compte des demandes exprimées localement, est en revanche problématique. L’enjeu pour l’animateur communautaire a été alors de convaincre les professionnels présents d’accompagner le pouvoir d’agir des habitants en acceptant de revenir sur les objectifs fixés en amont dans l’entre soi des salles de réunions institutionnelles.

B. Pas de « puissance d’agir » sans désir. La « puissance d’agir » émane de la valorisation des compétences et non du traitement des problèmes (« qu’est-ce que vous êtes capable de faire ? ») ;

La notion opérationnelle de l’engagement est le désir, pas le besoin (« qui veut porter cette action ? »).
Pour prendre une métaphore maritime, l’identification de problèmes à résoudre constitue le bateau dans lequel l’ensemble des habitants est engagé (ne dit-on pas d’ailleurs : « on est tous dans le même bateau »). S’il est le support pour se « mettre à l’eau » collectivement  sans risquer de se noyer, en soi il ne permet pas d’avancer. Ainsi le véritable « moteur » du projet collectif repose avant tout sur la valorisation des savoirs et savoir-faire des habitants et sur l’expression d’un désir de faire, si possible de faire ensemble (d’ailleurs il faudrait bien « ramer » ensemble si si le moteur lâchait !). Ainsi ce qui est en mesure de structurer durablement une dynamique collective, de lui permettre de « tenir le cap », n’est pas la délimitation des problèmes mais la reconnaissance des potentialités des acteurs. La question ne se pose pas alors en termes de besoin mais de désirs et de compétences : « Je suis capable de faire quelque chose et j’en ai envie ». C’est à cette condition que peuvent émerger des leaders, personnes ressources qui constitueront par la suite le noyau dur de l’action ; et c’est avec ces « leaders » que l’organisateur communautaire développera une relation de forte proximité dans le cadre d’une co-initiation : les leaders initiant l’organisateur aux problématiques du quartier et l’organisateur les initiant en retour aux stratégies mobilisatrices.

C. La prise de pouvoir est une porte ouverte, pas une injonction.

Ce dernier élément est indispensable si l’on souhaite passer d’une démocratie moralisatrice à une démocratie des possibles. La démocratie moralisatrice place l’engagement actif des habitants sur un registre injonctif et culpabilisant. Les personnes « doivent » être responsables, actrices de leur propre vie. Elles « doivent » aussi être de « bons citoyens » engagés de manière dévouée dans la sphère publique afin de défendre l’intérêt général. Utilisé ainsi, l’empowermen,t au lieu de « donner du pouvoir », se révèle une arme redoutable de domination massive. À l’inverse il me semble qu’il devient efficient et juste si, loin de l’injonction, il est appréhendé comme un possible : « si tu désires t’engager la porte est grande ouverte ». Ainsi, la responsabilité de l’action (ou de l’inaction) n’appartient pas à l’organisateur communautaire mais à la communauté d’action.

D. De l’action commune à la communauté d’action

Le terme de « communauté » est défini par le Petit Robert comme un « groupe social dont les membres vivent ensemble, ou ont des biens, des intérêts communs ». Dans ce cas présent, nous retiendrons spécifiquement la seconde partie de la proposition qui renvoie au fait de partager des intérêts communs. L’enjeu de la mobilisation des habitants est de permettre l’émergence d’un bien partagé incarné par « l’action transformatrice ». En ce sens, il convient de créer non pas une communauté d’acteurs mais une communauté d’action, c’est-à-dire une communauté fédérée autour de l’obtention d’un bien commun sans nier pour autant les regroupements communautaires spontanés. Contrairement à la tradition républicaine de l’universalisme abstrait qui condamne par principe tout corps intermédiaire communautaire, nous considérons à l’inverse que ces derniers peuvent constituer des ressources facilitant la mise en place d’un projet commun. Il est d’ailleurs significatif que les « leaders » parmi les habitants appartiennent le plus souvent à des communautés organisées qu’elles soient politiques, associatives ou ethnico-religieuses.

Dans le quartier Canteranne, où plusieurs types de regroupements sont à l’œuvre (ethnique, générationnel, géographique), l’action entreprise n’a en rien annihiler ces différences mais s’est au contraire appuyée sur ces communautés préexistantes. Par exemple, la communauté sénégalaise, bien que minoritaire sur le quartier, a permis à de nombreuses actions de voir le jour grâce à l’activation de son réseau. Ainsi, cette communauté a pris à son compte la venue d’associations sénégalaises de la région pour animer des évènements festifs de quartier ; par ailleurs, une élue à la ville, parente d’habitants sénégalais du quartier, a exercé une action de lobbying à l’intérieur du conseil municipal, facilitant ainsi le déblocage de financements[7].

2. Les phases de la mobilisation d’une communauté d’action

On peut distinguer, de manière schématique, trois grandes phases dans l’émergence d’une communauté d’action : le passage du bruit à la parole, puis de la parole aux actes et enfin des actes à la reconnaissance politique[8].

A. Le passage du « bruit à la parole »[9]

– L’émergence d’une parole commune

Pour l’organisateur communautaire abordant un territoire nouveau, et quelque soit les motifs de son arrivée, la première chose qu’il perçoit c’est le « bruit »… le bruit sourd des rumeurs, des peurs latentes, des frustrations et des rancœurs. Le bruit qui est par définition ce qui échappe à l’échange, « ce qui dérange », impose une tension implicite. La première phase du travail consiste alors à transformer ce « bruit » en « parole », c’est-à-dire en une expression publique intelligible, pouvant être positive ou négative, consensuelle ou conflictuelle, mais dont on peut se servir comme support d’échange. Dans le quartier Canteranne, se sont exprimés des discours très différents : « On voudrait des jeux pour les enfants » disaient les uns, « un terrain de foot » ou « un local » affirmaient les autres, « tout ça c’est la faute des arabes », « les jeunes ne respectent rien… » pouvait-on aussi entendre. Les propos ainsi énoncés apparaissent comme la bande sonore confuse et désarticulée sur laquelle il s’agit d’écrire des paroles. Peu importe si les paroles qui émergeront sont « justes » ou « vraies », mais il est certain que la légitimité des actions menées sera par la suite directement liée au sentiment des participants d’être à l’origine de la parole « fondatrice » du sens du projet.

– Le diagnostic territorial ou comment engager les habitants dans l’action

Pour faire émerger cette parole nous avons mis en œuvre deux méthodes : le recueil individuel de la parole par entretiens qualitatifs construits par les professionnels (et réalisés grâce à du porte-à-porte) et des rencontres collectives de breanstorming, permettant au collectif des habitants de se « donner à voir » à lui-même. Cette phase que l’on nomme communément « diagnostic territorial » a permis certes d’appréhender plus finement les « enjeux locaux » (répartition socio-démographique, historique du quartier, conflits, ressources …), mais aussi et surtout d’impliquer les habitants du quartier. Ainsi, loin d’être une simple « étape » précédant la mise en place du projet, le diagnostic engage ceux qui y participent : il est à envisager non comme une manière de produire de la connaissance mais comme un levier, voire même un prétexte à la rencontre avec les habitants, dans une stratégie de « pied dans la porte »[10].

Dans le cas contraire, le diagnostic est le plus souvent condamné à produire un entassement de dossiers de préconisations sans résonance avec le terrain, comme l’illustre le propos d’un élu qui, quelques années auparavant, avait fait mener un diagnostic dans la cité par un cabinet d’experts : « On a demandé aux jeunes ce qu’ils voulaient en leur faisant remplir un questionnaire. Ils nous ont dit « on veut un bus pour aller à la plage l’été »… nous on s’est dit « bon on a identifié le besoin » et on a mis le bus en place. Croyez-moi si vous voulez mais on a eu quasiment aucun jeune qui a pris le bus l’été ! ». On mesure à l’aune de ce propos à quel point le diagnostic « classique » souhaitant identifier le besoin (telle une étude de marché) pour apporter une réponse adéquate n’a pas d’efficience dans le cadre du développement social local. L’important se joue au contraire dans la manière d’engager les acteurs dans leurs propositions, en agissant davantage sur le désir créateur que sur le « besoin ». Peu importe si ce désir n’est pas représentatif des demandes du quartier. Un désir exprimé avec force, conviction et engagement par quelques personnes peut générer d’autres désirs, alors qu’un besoin, même partagé, s’il n’est pas incarné pleinement, n’aura aucun effet sur la dynamique collective et donc sur le pouvoir d’agir de la communauté d’habitants. En ce sens, la notion « opérationnelle » dans un diagnostic est bien celle du désir ou plus exactement de la mise en mouvement du désir et non celle du besoin.

Le passage de la parole aux actes

– Sortir de la posture victimaire

Une fois la « parole commune » installée, le groupe adopte très vite une posture victimaire, affirmant « vouloir » mais ne pas « pouvoir » du fait d’un environnement extérieur hostile ou indifférent. Les réunions sont alors rythmées par des « ça serait bien mais … les politiques s’en foutent de nous, ça se fera jamais, ça ne marchera pas … ». À ce stade, le groupe apparaît dans son opposition à l’extérieur. Il existe dans sa dimension négative, mais il existe ; sa structuration étant favorisée par la désignation d’un ennemi commun. L’impossibilité présumée d’agir du fait d’un environnement jugé hostile contribue paradoxalement à souder la communauté d’acteurs sur le registre du « Nous  (les habitants du quartier) on a tous envie que ça change mais Eux (les personnes extérieurs) ils ne veulent pas ». Mécaniquement les oppositions de la première phase s’atténuent et seuls les désirs communs se font désormais entendre. L’animateur communautaire doit alors se saisir de ce consensus, ce désir d’affirmation face à l’extérieur comme d’une arme pour le développement de la communauté d’action.

– La stratégie du « autour de la table »

Il s’agit désormais de soutenir cette communauté naissante en répétant un message simple, de nature quasi publicitaire : « vous avez une idée, vous voulez que quelque chose change dans votre environnement, venez autour de la table en discuter. ». Ce faisant, ce ne sont plus les professionnels qui font ou « font faire », mais les habitants eux-mêmes qui deviennent protagonistes, en recherchant des solutions tenant compte des contraintes et des opportunités dont ils disposent. Il n’est pas question ici d’idéaliser les possibles en laissant entendre que « quand on veut on peut » mais simplement d’examiner ensemble les marges de liberté envisageables pour la réalisation de telles ou telles actions.

Dans ce dessein, les différentes personnes portant des désirs d’actions jouent un rôle de leaders, en organisant autours d’elles des petits groupes constitués d’habitants (adultes et « jeunes »), d’élus et de professionnels, chargés d’examiner la faisabilité de leurs propositions, puis de les mettre en œuvre si cela s’avère pertinent et possible. Notons que les propositions sont, en général, très sommaires (les enfants souhaitent un « terrain de foot », les adolescents « faire des sorties », les adultes un « repas de quartier » …) mais comme nous l’avons vu précédemment l’important réside moins dans le contenu que dans la manière de se mobiliser pour obtenir satisfaction.

Pour favoriser le développement du pouvoir d’agir, il semble primordial de partir de réalisations très concrètes. Ainsi, l’une des premières plaintes du groupe d’habitants a été de déplorer la présence d’une haie non taillée à la sortie du quartier, facteur d’accidents, car obstruant la visibilité. Le problème semblait ancien, mais rien jusque-là n’avait été fait pour que la situation change. Nous avons alors écrit une lettre de réclamation à la Mairie et moins d’un mois plus tard la haie était taillée. L’impact sur les habitants a été radical : « On nous a écoutés… enfin ! », s’est exclamé l’un deux. Prenons un autre exemple. Quelques semaines plus tard, j’annonce un peu dépité en réunion que je n’arrive pas à rencontrer le maire pour faire le point avec lui sur les demandes des habitants du quartier. Son secrétariat m’affirme qu’il est débordé et qu’en conséquence il serait préférable que je rappelle le mois prochain. Un habitant m’arrête : « Mais nous on l’a appelé aussi ! », « Ah, et même chose pour vous j’imagine ? »… « Ah non désolé on le voit vendredi prochain ! ». À partir de ce moment, j’ai compris que l’organisateur communautaire que j’étais, était devenu un simple membre de l’action et que la prise de pouvoir par les habitants prenait forme. L’idée selon laquelle « il est possible de transformer les choses » s’était imposée ouvrant ainsi la porte à d’innombrables de propositions.

L’autre ressort de la réussite d’un projet est de favoriser la mise en réseau des habitants, c’est-à-dire de permettre le développement des liens faibles. À titre d’exemple, les adolescents du quartier Canteranne ont souhaité mettre en place une sortie Karting. La première question, très prosaïque, a donc été : Comment la finance-t-on ? L’un d’eux propose « d’aller ramasser des sarments ». Où ? Autour de la table l’élu à la politique de ville a aussi une entreprise de réinsertion dans la viticulture. Et après ? « On va ramasser les sarments les mercredis après-midi et après on les vend » dit un adulte. « Les vendre à qui ? », répond un autre, « Moi je connais un commerçant qui peut être intéressé… » « Ou alors on fait les marchés nous-mêmes ! ». On visualise, à travers cet exemple, de quelle manière le groupe passe, sans même s’en rendre compte, de la parole aux actes, grâce à une mise en réseau d’acteurs divers autour de la table. Alors que l’idéologie sociale véhiculée le plus souvent dans les quartiers dit « sensibles » insiste sur le développement du « lien social », sous-entendu du « lien fort » consistant à renforcer les solidarités de proximité (et donc mécaniquement le contrôle social), nous devons aussi souligner l’importance capitale des liens faibles[11]. Ces derniers, non seulement favorisent l’émergence de solutions groupales servant le projet mais facilitent aussi une insertion sociale et professionnelle individuelle des habitants engagés dans l’action. Ainsi, dans le cas présent, deux adolescents ont décroché un contrat d’apprentissage dans une entreprise de réinsertion d’un élu présent dans le projet.

B. Des actes à la reconnaissance politique

– La structuration du groupe autour d’une association d’habitant

Assez rapidement on assiste à une structuration du groupe d’habitants grâce à la présence d’un noyau dur d’habitants jouant le rôle de « personnes ressources ». Éléments indispensables, ce sont eux qui vont permettre l’émergence d’une véritable communauté d’action en multipliant le porte-à porte dans le quartier et en relayant auprès de leurs voisins le slogan simple énoncé plus haut « vous avez une idée, venez autour de la table nous en faire part ». Ce sont ces mêmes personnes (une dizaine) que l’on retrouve à l’origine de la naissance d’une association de quartier, permettant la structuration de la communauté en personne morale, et facilitant ainsi la lisibilité et la visibilité du collectif par les autres habitants mais aussi par les financeurs.

Le nom de l’association de quartier « Renaissance Canteranne de Pauillac Médoc » nous éclaire sur le sens donné à la démarche par les habitants. D’abord, il s’agit d’une « renaissance », en référence à un âge d’or perdu, le quartier ayant en effet connu par le passé des animations aujourd’hui disparues. Sur le registre classique du « c’était mieux avant », les habitants déplorent ce « paradis perdu » et c’est pour le retrouver qu’ils s’engagent dans cette nouvelle action. Pour l’organisateur communautaire, il importe d’ailleurs peu de savoir si cette représentation est fantasmée ou non[12], mais plutôt de se saisir de ce phénomène comme un levier de l’action. Le second point contenu dans le nom de l’association est la volonté d’ouverture sur le territoire (en l’occurrence sur celui du Médoc). Pour ces acteurs, il semble primordial de ne pas se limiter à leur quartier mais d’inscrire, au contraire, leur projet dans un rayonnement plus large. Cela est sans doute à mettre en lien avec la stigmatisation dont le quartier est victime. Il s’agit là, comme l’exprime un des membres de l’association, de « démontrer à tout le monde qu’on veut quelque chose… et de donner envie aux gens de la commune d’être avec nous »[13].

 C. L’entrée dans le jeu politique

On notera deux effets positifs majeurs liés à la création de cette structure : le passage d’une démarche informelle « au coup par coup » à une dynamique organisée, cohérente et durable ; la reconnaissance de la démarche par les politiques locales et les autres habitants. Cette troisième phase génère un fort sentiment de « pouvoir » chez les habitants qui mesurent plus que jamais la dimension politique de leur entreprise. On sort désormais des tactiques pour entrer dans une véritable stratégie de projet[14], c’est-à-dire dans une vision politique de moyen et long terme. Très concrètement cela se traduit par l’implication des politiques locaux dans le projet. Alors que, jusqu’à présent, seuls quelques conseillers municipaux étaient présents au comité de pilotage, désormais le Maire (qui est aussi vice-président du Conseil Général de Gironde) est sur place lors de toutes les grandes manifestations et reçoit régulièrement les habitants dans son bureau. La députée du territoire se rend aussi parfois dans le quartier.

Mais ce sentiment de reconnaissance n’est évidemment pas sans ambivalence, car les habitants ont conscience qu’en entrant dans ce jeu politique, ils pénètrent dans un univers qui contient concomitamment pouvoir d’agir et tentatives de manipulations. La question de l’instrumentalisation est alors posée. À ce stade de l’action, l’organisateur communautaire doit pouvoir rappeler aux habitants que s’ils peuvent assurément faire l’objet d’instrumentalisation, les pouvoirs locaux sont aussi dépendants de l’image positive qui s’est construite dans le quartier. La communauté d’action doit alors comprendre qu’elle aussi a le pouvoir d’utiliser, voire instrumentaliser les pouvoirs locaux afin d’arriver à ses fins.

– Communauté d’action et développement territorial

La communauté d’action est confortée par le désir qu’elle suscite en dehors du quartier. Ainsi de nombreux habitants des résidences proches viennent assister aux repas de quartiers et/ou aux différentes actions proposées. Les pouvoirs publics eux mêmes s’appuient sur le quartier pour faire vivre de nouveaux dispositifs (comme par exemple, un projet d’accompagnement à la scolarité). Le territoire devient ainsi progressivement une « zone ressource », s’inscrivant désormais dans une véritable logique de développement territorial.

Alors que la crainte première des élus, quand ce genre de démarche se met en place, est d’être « assaillis de propositions » auxquelles ils ne pourront pas répondre, on observe bien souvent un mouvement inverse. Les habitants, et en premier lieu leurs représentants associatifs, du fait de leur inscription sur le territoire, perçoivent mieux la complexité des enjeux locaux et mesurent davantage les besoins présents hors du quartier. Parce qu’ils mènent eux-mêmes la recherche de financement, ils adoptent progressivement une vision plus fine de l’espace public et politique et comprennent ainsi les priorisations des politiques publiques tout en ayant un accès plus rapide aux décisions. Ils acquièrent alors une conscience politique de « citoyens » mais sans que cette dernière ait été posée comme un objectif moral en amont. Loin des incantations qui invitent les acteurs à être « de bons citoyens » sans inscrire ce discours dans leur réalité, la prise de conscience de l’intérêt général émerge ici comme la résultante d’une prise de pouvoir à partir d’intérêts particuliers. Un certain nombre d’habitants ont pu ainsi développer de nouvelles associations basées sur l’échange de savoirs et de savoir-faire au niveau de la Communauté de Commune du territoire. D’autres évoquent désormais la possibilité d’une inscription au conseil municipal, tentant ainsi de conjuguer pouvoir d’agir de la société civile et inscription dans les sphères décisionnelles. On mesure ainsi de quelle manière ce type de projet constitue un cercle vertueux pour l’ensemble des acteurs du territoire.

Conclusion

En l’espace de 4 ans, le territoire de Canteranne est passé d’une cité « sans vie » et stigmatisée, à un espace bouillonnant de projets et identifié par les politiques locales comme un « territoire ressource ». Avec le soutien de l’organisateur communautaire, la dynamique endogène, celle des acteurs du terrain, a pu rencontrer la dynamique « exogène », celle des politiques, décideurs et financeurs et s’inscrire ainsi dans une véritable politique de développement territorial[15]. Il est évident que la réussite d’une telle dynamique est liée en partie au moins à un contexte favorable ; mais si le contexte est une condition nécessaire, il n’est pas un facteur explicatif suffisant. Le développement territorial nécessite, on le sait, un partenariat élargi, une méthodologie de projet, des politiques impliquées, mais il tient surtout à la capacité de mobiliser une communauté d’action en lui permettant de prendre conscience de son pouvoir d’agir sur son environnement.

Bertrand Hagenmüller, conférence-article pour le CNAM (2013)

 

Bibliographie

Alinsky, Manuel de l’animateur social, Seuil, 1976
Anselme, Du Bruit à la parole, la scène politique des cités, édition de l’Aube, 2000
J-L. Beauvois, R-V. Joule et, Petit traité de manipulation à l’égard des honnêtes gens, PUG, 2002
Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, 2002
Felouzis, « Agir en situationde vulnérabilité : une analyse des parcours universitaires en terme d’actions tactiques » in « faire face et s’en sortir », Ed universitaire Fribourg Suisse, 2002
J-M. Gourvil et M. Kaiser (dir.), Se former au développement social local, Dunod, Paris, 2008
Granovetter M.S., Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000

[1] L’action a pour épicentre le quartier « Canteranne » situé sur la commune médocaine de Pauillac en Gironde. Composée de 205 habitants, répartis dans plus de 80 logements, cette cité est l’un des plus importants regroupements de logements sociaux de la ville de Pauillac, petite commune d’environ 5000 habitants. La cité Canteranne est traversée par plusieurs types de tensions : « générationnelle » (les moins de 20 ans représentent 37% de la population du quartier contre 23% à Pauillac), « culturelle » (forte présence de personnes issue de l’immigration, en particulier marocaine), « économique » (le travail de la vigne constitue un mode de fonctionnement quasi-féodal, avec d’un côté les grands propriétaires terriens et de l’autre les travailleurs agricoles aux contrats précaires), «géographiques » (forte opposition entre le bas du quartier, surnommé « Chicago » par les habitants de la ville et le « haut » de la cité plus résidentiel). Mais les habitants se plaignent avant tout du « vide » présent dans le quartier du fait, notamment, de l’absence de structure associative.

[2] Le service A.E.D Rénovation dans lequel je travaille est missionné par la Conseil Général de la Gironde, pour faire d’une part de l’intervention éducative dans les familles et, d’autre part, pour mettre en œuvre des actions collectives de développement territorial. C’est dans le cadre de cette seconde mission que je coordonne une équipe composée d’éducateurs et d’animateurs. L’action entreprise dans le quartier a été initiée par l’association Rénovation et la Maison de la Solidarité de et de l’insertion du Conseil Général. Très rapidement de nombreuses institutions se sont jointes à la réflexion : Caisse d’Allocation Familiale, Mutualité Sociale Agricole, Education Nationale, Mairie de Pauillac, Communauté de Communes Centre Médoc, Mission locale…

[3] S. Alinsky, Manuel de l’animateur social, Seuil, 1976

[4] Défini comme « la tendance à imposer un contrôle, une domination, sous couvert de protection »Dictionnaire Le Petit Robert

[5] On pourra se référer notamment aux écrits de Y. Le Bossé à ce sujet, professeur titulaire au département des Fondements et pratiques en éducation de l’université Laval à Québec.

[6] Si ce type de philosophie de l’action n’est pas nouvelle, elle s’inscrit aujourd’hui peut-être plus que jamais dans le sillon d’évolutions sociétales majeures. Comme le note François Dubet (F. Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, 2002) les « Institutions » ont longtemps été considérées comme détentrices d’un pouvoir légitime, de telle manière que l’autorité de ses représentants (des travailleurs sociaux pour ce qui nous occupe) ne reposait pas tant sur les qualités de ces derniers que sur le simple fait qu’ils incarnaient l’Institution. Désormais, le phénomène de désinstitutionalisation, remet en cause cette légitimité a priori de l’autorité et, pour considérer une décision comme « légitime » nous exigeons : la reconnaissance (« je veux qu’on me prenne en considération, qu’on m’entende en tant qu’acteur et Sujet ») et la transparence (« je veux que l’on m’explique pourquoi les choses se font de telle manière »). En un mot nous souhaitons être « associé », « participer » aux décisions qui nous concernent. Dès lors le mépris et l’arbitraire nous apparaissent comme des pratiques intolérables dans la mesure où elles nous dénient le droit d’être considérés comme des Sujets.

[7] Même si l’aspect « communautaire » n’est évidemment pas le seul élément qui a joué dans ce cas de figure.

[8] Il est toujours un peu réducteur de définir des « étapes » du déroulement d’une action. Les phases décrites ci-dessous ne sont que des « balises », la réalité étant bien entendue moins schématique et surtout moins linéaire.

[9] Expression empruntée à M. Anselme (M. Anselme, Du Bruit à la parole, la scène politique des cités, édition de l’Aube, 2000)

[10] J-L. Beauvois, R-V. Joule et, Petit traité de manipulation à l’égard des honnêtes gens, PUG, 2002

[11] Sur ce point on pourra se référer à Granovetter M.S., Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000

[12] Un bon nombre des habitants n’a en effet jamais connu ce supposé âge d’or.

[13] Il faut d’ailleurs observer que l’une des actions de cette association a été la promotion d’un film tourné sur le quartier (film valorisant l’action menée dans le quartier), comme pour affirmer la valeur positive de « leur » territoire.

[14] « Tactique désigne le niveau inférieur de la stratégie, c’est à dire des aspects purement techniques, sans vision globale ou sans grands desseins » (G. Felouzis, « Agir en situationde vulnérabilité : une analyse des parcours universitaires en terme d’actions tactiques » in faire face et s’en sortir (dir. V. Châtel, M-H Soulet), Ed universitaire Fribourg Suisse, 2002

[15] J-M. Gourvil et M. Kaiser (dir.), Se former au développement social local, Dunod, Paris, 2008